Flou trumpien sur l’affaire Khashoggi
Flou trumpien sur l’affaire Khashoggi
Par Stéphanie Le Bars (Washington, correspondance)
Pressé de hausser le ton après les révélations sur l’implication du prince héritier saoudien dans le meurtre du journaliste, le président des Etats-Unis a préféré préserver une alliance jugée stratégique.
Le texte débute et s’achève sur une formule de campagne électorale, « L’Amérique d’abord ! », qui ne laisse guère de doute sur la vision géopolitique du président américain. Entre les deux slogans, le long communiqué publié mardi 20 novembre par la Maison Blanche confirme que les Etats-Unis souhaitent demeurer « un partenaire inébranlable » de l’Arabie Saoudite, en dépit du meurtre de Jamal Khashoggi, un journaliste saoudien critique du régime, tué dans les locaux du consulat de son pays à Istanbul le 2 octobre. Les raisons avancées par Donald Trump sont stratégiques tout autant qu’économiques.
Dans un style inhabituel pour ce type de déclaration, jalonnée de nombreux points d’exclamation et de multiples détours, M. Trump semble laisser planer le doute sur l’implication du prince héritier Mohammed Ben Salman (« MBS ») dans l’assassinat et le démembrement de M. Khashoggi, afin de préserver une alliance qu’il estime « dans l’intérêt des Etats-Unis, d’Israël et d’autres partenaires dans la région ». « Le roi et le prince héritier ont vigoureusement démenti avoir eu connaissance de l’organisation ou de l’exécution du meurtre de M. Khashoggi. Nos agences de renseignement continuent de vérifier toutes les informations, mais il se pourrait très bien que le prince héritier ait eu connaissance de cet événement tragique – peut-être et peut-être pas », écrit sans trancher le président américain.
« Rien d’absolument certain »
« Cela étant dit, il se peut que l’on ne sache jamais toutes les circonstances de ce meurtre », ajoute-t-il, défiant les conclusions de la CIA (l’agence de renseignements extérieurs des Etats-Unis), rapportées par la presse américaine et selon lesquelles le prince héritier aurait bien autorisé le meurtre du journaliste. Selon des enregistrements obtenus par les services de renseignement américains, un membre de l’équipe impliquée dans la disparition de M. Khashoggi aurait demandé à l’un de ses supérieurs, par téléphone, de « dire à [son] patron » que la mission avait été accomplie. Selon le New York Times la personne en question était le prince héritier. Devant la presse, mardi M. Trump a assuré que « la CIA n’a rien trouvé d’absolument certain ». Il s’est borné à rappeler que les Etats-Unis avaient décidé des sanctions financières à l’encontre de dix-sept Saoudiens, impliqués dans le meurtre.
Visiblement soucieux de mettre un terme à cette affaire, le président américain réitère donc sa confiance dans le « Royaume saoudien, allié important dans notre combat contre l’Iran ». Seul ennemi véritablement pointé du doigt, l’Iran occupe une place de choix dans le communiqué, dont les premières phrases résument les multiples dangers que représente aux yeux de M. Trump ce pays, qualifié de « plus grand soutien du terrorisme ». Dans un « monde très dangereux », justifie-t-il, l’alliance avec l’Arabie saoudite, – « qui a accepté de dépenser des milliards pour lutter contre le terrorisme islamique, qui se retirerait volontiers du Yémen si les Iraniens acceptaient de quitter ce pays » en guerre –, est d’autant plus indispensable. Cette analyse est défendue par son beau-fils et conseiller Jared Kushner, qui a développé des liens étroits avec « MBS ». Elle a été confortée, mardi, par son secrétaire d’Etat, Mike Pompeo : il a évoqué un « monde méchant et rude » pour justifier le choix des Etats-Unis de privilégier leurs intérêts stratégiques et financiers.
Ne pas perdre « sa voix morale »
Le président des Etats-Unis ne cache pas que les liens économiques avec l’Arabie saoudite ont joué un rôle dans sa décision d’exonérer le royaume de sanctions. Il met en avant des contrats avec Riyad pour un montant « de 450 milliards de dollars », garantissant des « centaines de milliers d’emplois » américains, notamment dans l’armement. Ces chiffres sont régulièrement contestés par la presse, qui relève que peu de contrats ont été réellement signés. Le Pentagone a reconnu lui-même que le royaume ne s’était pour l’heure engagé que sur des achats militaires d’un montant de 14,5 milliards de dollars. M. Trump se félicite par ailleurs que l’Arabie Saoudite ait répondu à ses demandes « de maintenir le prix du pétrole à un niveau raisonnable ».
En dépit de ces justifications, la position de M. Trump est loin de faire l’unanimité, y compris dans son camp. Proche du président, le sénateur républicain de Caroline du Sud, Lindsey Graham, a estimé qu’il n’était pas dans l’intérêt du pays de perdre « sa voix morale » sur la scène internationale. Selon lui, la décision d’infliger des sanctions sévères à l’Arabie saoudite et à la famille royale pourrait trouver « un large soutien bipartisan » au Congrès.
Sur le plan international, la Turquie a réitéré son souhait, mardi, que les commanditaires du meurtre « rendent des comptes ». Enfin, le Washington Post auquel collaborait M. Khashoggi a jugé que la réponse de M. Trump constituait « la trahison de valeurs anciennes défendues par les Etats-Unis pour le respect des droits de l’homme ». Selon le quotidien, M. Trump « place ses relations personnelles et les intérêts commerciaux au-dessus des intérêts américains ».