Les épineuses missions de l’ambassadeur français du numérique
Les épineuses missions de l’ambassadeur français du numérique
Par William Audureau
Henri Verdier a été nommé, la semaine dernière, ambassadeur du numérique, un poste encore atypique et méconnu, mais stratégique.
La diplomatie française a une nouvelle voix, et son domaine est un peu particulier : Internet. Le 15 novembre, Henri Verdier a été nommé ambassadeur du numérique, un poste quasi unique au monde. Il succède à l’ancien sarkozyste David Martinon, qui avait étrenné ce poste en novembre 2017.
Son plus haut fait d’arme ? M. Martinon a organisé le 12 novembre le très médiatique « Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace ». Un texte présenté par Emmanuel Macron au Forum sur la gouvernance de l’Internet, lors d’un événement chaperonné par l’Organisation des Nations unies (ONU), et signé par 359 Etats, organisations ou entreprises – comme l’ensemble de l’Union européenne, mais aussi Google, Facebook ou encore l’association Internet Society.
C’est, à ce jour, la réalisation la plus visible d’un poste méconnu. Mais dont l’importance transparaît chaque jour un peu plus, à l’heure de l’instrumentalisation croissante d’Internet par les Etats et les groupes terroristes et mafieux.
Un périmètre de plus en plus large
Emmanuel Macron a lancé le 12 novembre « l’appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace ». / Ludovic Marin / AP
L’idée d’un représentant français en charge des questions liées au cyberespace a germé timidement au début des années 2010. « La question s’est posée quand on a constaté avec le Printemps arabe et les attaques informatiques en Estonie que le numérique était devenu une composante de la géopolitique », resitue Nicolas Arpagian, auteur de La cybersécurité (PUF).
En 2013, David Martinon est ainsi nommé représentant spécial de la France pour les négociations internationales sur le numérique, un titre à rallonge qui couvre d’abord uniquement la question de la gouvernance d’Internet. En 2015, son rôle s’élargit à la cyberdéfense, puis en 2017, sous l’intitulé plus court et prestigieux d’« ambassadeur du numérique », à la régulation des contenus terroristes, puis à la problématique de la manipulation de l’information. « C’est comme ça que mon titre a rétréci deux fois au lavage mais que mon portefeuille n’a cessé de s’élargir », sourit M. Martinon.
Un intrus au Quai d’Orsay
Rattaché au ministère des affaires étrangères, une institution guère connue pour son expertise du numérique ou sa fréquentation des entreprises privées, l’ambassadeur du numérique a longtemps été vu comme une incongruité au Quai d’Orsay. La situation tend à évoluer. « C’est une fonction qui est maintenant bien comprise, mais qui a exigé de moi de faire beaucoup d’explications et de vulgarisation », abonde l’intéressé.
David Martinon a été, entre novembre 2017 et novembre 2018, le premier ambassadeur français du numérique. / GABRIEL BOUYS / AFP
Le profil d’ambassadeur du numérique est par nature très spécifique. La dimension technique y est importante, les notions de frontières et d’alliés contre-intuitives ; et les interlocuteurs sont variés, parfois hybrides, à l’image de l’Icann, autorité de régulation d’Internet reconnue d’intérêt public, mais de droit américain. « On n’est pas autour d’une table avec son petit chevalet et le drapeau de son pays comme à l’ONU ou à l’OCDE, où vous vous mettez dans les chaussons de votre prédécesseur », souligne M. Arpagian.
Durant un an, David Martinon s’est rendu à la Silicon Valley pour discuter des problématiques de contenus terroristes ; en Chine pour les questions de cyberdéfense ; ou encore à Bruxelles pour des textes de loi sur le numérique.
Mais les effectifs demeurent trop limités pour un périmètre aussi large, admet à demi-mots David Martinon. « Les sujets nouveaux dans le numérique, il y en a un par semaine. » A l’heure de quitter le Quai d’Orsay pour l’ambassade de Kaboul, en Afghanistan, où il vient d’être nommé, il assure que Henri Verdier aura plus de moyens qu’il n’en a eu.
Peu d’équivalents dans le monde
Le poste français d’ambassadeur du numérique a pour l’instant quelques homologues à l’international, mais aucun n’a son périmètre exact. « Certains ont des orientations plutôt commerciales ou plus axées sur les questions de sécurité », explique François Delerue, chercheur en cyberdéfense et droit international à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem). Certains pays sont particulièrement à la pointe, comme l’Australie, l’Estonie ou le Danemark, qui possède même des locaux à la Silicon Valley et à Pékin.
Les enjeux de droit international sont cruciaux à ce poste. « Un dossier brûlant qui attend Henri Verdier, c’est le blocage des discussions au sein des Nations unies depuis juin 2017 », souligne François Delerue. Celles-ci ont notamment voté en 2013 et 2014 que le droit international s’appliquait au cyberespace – une petite révolution – et promulgué une charte de bonne conduite pour les Etats.
Mais Cuba, la Chine et la Russie s’opposent, depuis un an, à certains aspects, comme au droit à la légitime défense en cas d’attaque informatique. « Ils y voient un risque de militarisation du cyberspace. C’est un échec important pour les discussions à l’ONU sur ces questions, qui sont au point mort depuis lors », continue M. Delerue.
La zizanie s’est accentuée à la mi-novembre 2018, quand deux projets de résolution concurrents ont été adoptés à l’ONU, l’un soutenu par l’Europe et les Etats-Unis, l’autre par la Russie, la Chine ou encore l’Iran. « Nous avons tenté des idées, qui ont obtenu des consensus partiels, mais pas généraux », constate avec dépit M. Martinon, qui portait une voix de conciliation.
Un jeu diplomatique plus complexe
Henri Verdier est le nouveau ambassadeur français du numérique. / JACQUES DEMARTHON / AFP
C’est là où le rôle d’ambassadeur du numérique se rapproche le plus de celui d’un diplomate traditionnel : il faut dialoguer, négocier, convaincre. « Parfois ça ne marche pas, reconnaît David Martinon. Pour l’appel de Paris, dont les five eyes [les services de renseignement australiens, canadiens, néo-zélandais, britanniques et américains] ne voulaient pas, le travail diplomatique a fonctionné. Quatre d’entre elles ont fini par signer. Seuls les Etats-Unis ont refusé. »
Mais le jeu diplomatique dans le numérique est particulièrement complexe. Les règles héritées de la guerre froide n’y ont pas prise : il n’existe non pas une arme de dissuasion massive mais une pluralité de programmes et techniques informatiques offensifs, et ceux-ci n’appartiennent pas à un cénacle de nations privilégiées, mais sont en accès quasi libre.
En outre, la question de l’attribution d’actions malveillantes y est plus compliquée, et certains Etats sont régulièrement accusés de double jeu, expliquant certains blocages diplomatiques. « Les Etats-Unis, la Chine et la Russie, qui sont les premiers à appeler à l’adoption de normes pour la paix et la stabilité dans le cyberespace, sont aussi perçues comme les principaux auteurs de cyberattaques », rappelle François Delerue.
« Les entreprises agissent comme des diplomaties privées »
Le rôle de l’ambassadeur du numérique est d’autant plus complexe que sur cet échiquier atypique, des organisations mafieuses ou terroristes utilisent les grandes plates-formes du Web, conférant aux entreprises privées qui les gèrent une importance centrale.
« Il faut accepter le fait qu’elles agissent comme des diplomaties privées », revendique David Martinon, en citant notamment Microsoft, qui milite ouvertement pour une Convention de Genève du numérique.
Les réseaux sociaux sont tout particulièrement devenus un sujet majeur d’inquiétude pour la France en 2015, quand les pouvoirs publics ont pris la mesure de la propagande terroriste sur Facebook, YouTube et Twitter, etc., et se sont d’abord heurtées à un mur.
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Durée : 03:23
Faire plier ces entreprises privées n’a rien d’aisé. Leurs algorithmes relèvent en effet de la propriété intellectuelle. Et les géants du Web se voient comme des entités souveraines capables de décider de la moralité d’une œuvre d’art comme L’origine du monde de Gustave Courbet, décode Nicolas Arpagian :
« Ces gens-là ont le succès commercial et voient les Etats peiner à imposer des normes quand eux l’ont déjà fait. Ils ne se considèrent pas comme des sujets de droit mais comme des acteurs du droit, capables de ne pas considérer spontanément un système de droit étatique comme étant supérieur. »
Et de rappeler qu’avec un système juridique (les conditions d’utilisation), un territoire (les serveurs) et une population (les 2 milliards d’inscrits), un géant comme Facebook coche les cases de certaines définitions d’un Etat. « Il y a conflit de juridiction depuis des années, mais je pense que les plates-formes ont compris qu’elles n’avaient rien à y gagner », veut croire David Martinon, qui se félicite d’avoir obtenu de la part de Facebook, YouTube et Twitter le travail d’identification et de retrait des contenus terroristes.
Agiter la menace d’une régulation des plates-formes reste souvent le levier de négociation le plus efficace. Mais il faut en même temps préserver un dialogue, car ces interlocuteurs atypiques ont entre leurs mains les cartes des conflits de demain, avertit le nouvel ambassadeur en Afghanistan : « Les Etats ne sont pas dans leur rythme d’innovation. Vous ne pouvez pas espérer vous en tirer sans discuter avec ces acteurs. Microsoft est meilleur en cyber que 95 % des Etats. »