Des statues du royaume Dahomey, datées du XIXe siècle, actuellement au musée du quai Branly à Paris. / Michel Euler / AP

Dans la soirée du vendredi 23 novembre, dans « le salon vert » du Palais de l’Elysée, s’est écrit au crayon de papier une nouvelle page de l’histoire de France. Ce qui aurait pu être une réunion de travail comme il s’en déroule tous les jours dans le même lieu, a entraîné dans la foulée l’annonce que 26 œuvres d’art seraient rapidement rendues au Bénin. Un espoir pour le continent spolié et l’ouverture de possibles bien plus grands.

C’est en tout cas ce que veulent croire l’universitaire et économiste sénégalais Felwine Sarr et l’historienne d’art, professeure à Berlin et au Collège de France, Bénédicte Savoy. Tous deux, étaient venus remettre leur « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain », et ont senti vendredi que le sous-titre de leur travail « Vers une nouvelle éthique relationnelle » était peut-être en train de s’enclencher en direct sous leurs yeux.

La restitution est passée de virtuelle à réelle

Autour de la table, ils étaient douze pour ce rendez-vous de travail. Si le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, présidait la séance avec face à lui les deux auteurs du rapport, le ministère de la culture et celui des affaires étrangères étaient là eux aussi. Et tout le monde ne partageait pas l’idée qu’il y avait urgence à rendre les milliers d’œuvres d’art dérobées ou achetées à bas prix durant la période coloniale. Invités, dimanche 25 novembre, de l’émission « Internationales », réalisée par TV5 Monde en partenariat avec Le Monde et RFI, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy ont décrypté en direct ce moment, où la restitution de virtuelle est devenue réelle.

Quand il entre dans la pièce, vendredi, son rapport à la main, l’écrivain Sarr n’a « pas le sentiment que les choses sont acquises ». Si le travail réalisé avec Mme Savoy préconise bien de rendre aux pays africains les œuvres d’art spoliées ou acquises à un prix hors marché, rien n’est joué. Même si le rapport a été commandé par le chef de l’Etat, il n’engage pour l’heure que ses auteurs. Même si ces derniers ont senti partout un accueil favorable à ce geste éminemment politique, c’est l’Elysée qui décidera in fine. En s’installant dans le salon vert, « on a eu le sentiment que ce n’était pas un moment formel et qu’en fonction de ce qui s’y dirait, les opinions pouvaient changer (…) On s’est retrouvé là dans une sorte de dialectique où des visions différentes du monde étaient en mouvement », rappelle-t-il dimanche midi. Façon polie de noter que le consensus n’était en rien acquis… « On est entrés sans savoir quel serait le résultat et (…) quelques heures après le chef de l’Etat annonçait la restitution de 26 œuvres au Bénin », se réjouit rétrospectivement Mme Savoy, pudique, sur un huis clos qui doit aussi garder sa part de secret.

Bénédicte Savoy, parle pourtant de « frottements » ajoutant qu’« un des interlocuteurs estimait qu’il restait beaucoup de travail à faire sur la provenance » avant de commencer à rendre les objets… M. Sarr et elle réussissent pourtant à convaincre le chef de l’Etat que « ce travail a été fait », que « c’est un travail scientifique de très haut niveau réalisé par les équipes du musée du quai Branly », comme le rappelle l’historienne. C’est ce musée qui concentre le plus d’œuvres d’Afrique subsaharienne, les seules concernées. Bref, tous deux emportent la mise et la petite histoire veut même que le communiqué de presse prévu doit être modifié.

Craintes sur la conservation des oeuvres

Cette première réticence levée, les deux intellectuels réussissent ensuite à rassurer le chef de l’Etat sur la conservation future des œuvres rendues. Un autre point de doute, et un sujet que Mme Savoy et M. Sarr ont beaucoup travaillé durant leurs huit mois d’enquête. Pour l’intellectuel sénégalais, c’est un faux problème. Ce dernier rappelle volontiers que certaines pièces ont été conservées durant deux siècles sur le continent africain avant que les forces françaises ne fassent main basse dessus. En définitive, chacun sait dans le fond que le sujet est ailleurs que dans la recherche de cette réassurance. A force d’entretiens, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, ont acquis la conviction que la persistance de nos fausses inquiétudes réside plutôt dans notre difficulté à nous décentrer et à penser autrement l’objet d’art.

Pour convaincre le public de TV5 Monde, comme ils ont convaincu l’Elysée, les deux auteurs du rapport, qui sort en livre ce mardi, (Restituer le patrimoine africain chez Philippe Rey/Seuil 190 pages, 17 euros), rappellent comment à Bafoussam au Cameroun (plus précisément à Foumbam), les chefs traditionnels conservent leur patrimoine. « C’est une manière excessivement différente de ce qu’on connaît dans les musées occidentaux, estime l’historienne. Il y a des objets qu’on peut sortir des musées pour certains rituels et qui y retournent ensuite ». Felwine Sarr ajoute même que « les sociétés sont imaginatives » et ont inventé « une pluralité de mode d’accueil » qui ne passe pas toujours par « le musée classique très XIXe siècle ». Il « a sa cohérence interne, estime l’économiste, mais n’est pas le seul modèle ». Pour l’auteur d’Afrotopia, essai majeur sur l’avenir de l’Afrique, « un universel qui se respecte est pluriel et prend en compte la pluralité des occurrences ». Autre façon de dire qu’il faudrait un peu sortir de l’idée que le vieux monde est le seul à être capable de conserver des pièces artistiques et que le musée est le seul modèle qui vaille pour entreposer l’art.

Aujourd’hui, deux jours après la remise du rapport, Felwine Sarr espère que ces avancées sur l’art, esquissent aussi une autre politique plus globale entre la France et l’Afrique. « Ce qui s’écrit là va plus loin que le retour d’œuvres d’art. Ces objets deviennent les médiateurs d’une nouvelle relation », ajoute l’intellectuel. « Souvent le débat se limite aux discussions techniques… Mais ce que les sociétés africaines réclament c’est un acte de considération », pointe encore celui qui ajoute que « l’espace artistique est un espace symbolique. Un espace tectonique. Si cet espace se met en mouvement ça déborde sur les autres lieux de la relation ».

Et sur ce point Felwine Sarr veut faire entendre son optimiste. « Moi je pense que ça va déborder parce que les révolutions viennent de l’espace des imaginaires. La Révolution française était déjà dans les imaginaires cinquante ou soixante ans avant, dans les chansons populaires etc. Les grands changements dans les sociétés sont déjà dans les imaginaires avant de déchirer la trame de l’histoire (…). L’espace de l’imaginaire a une puissance disséminatrice excessivement forte. Pour moi le grand enseignement à tirer c’est que si on refonde les modalités relationnelles dans cet espace-là, on peut les refonder ailleurs dans l’espace économique, dans l’espace du politique et je ne vois aucune raison pour qu’on ne puisse pas le faire », insiste celui qui estime que l'« art est un levier pour le reste ». « Il y a un moment où on ne peut plus aller contre l’histoire », ajoute pour sa part Bénédicte Savoy. Un pari, sans doute. Mais celui qui ne joue pas, ne gagne jamais.