Ecrin privilégié de prestations musicales à caractère intimiste, le Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, se présente sous un jour inhabituel, lundi 26 novembre, pour accueillir un concert du Festival d’automne consacré à une seule œuvre, Rundfunk, de l’Allemand Enno Poppe (né en 1969). Neuf synthétiseurs, reliés à autant d’ordinateurs et de hauts-parleurs, apparentent la scène à un studio de production électro-acoustique. Neuf musiciens vêtus d’orange et de noir – l’ensemble mosaik, le bien nommé, au regard de ses expériences minutieuses et colorées – prennent les commandes de cette chaîne de haute-fidélité d’un nouveau type. Une main sur le clavier, l’autre sur la console informatique.

Et nous voilà parti pour 55 minutes d’écartèlement entre hier et aujourd’hui. Les sons proviennent des synthétiseurs des années 1960 – parmi lesquels, le célèbre Minimoog – mais leur agencement dans le temps (structure) et dans l’espace (diffusion) bénéficie de la technologie actuelle et d’un esprit bien ancré dans le XXIe siècle.

Rundfunk rend hommage par son titre (qui signifie « radio » en allemand) aux origines de la musique électronique tant dans les cercles avant-gardistes (Karlheinz Stockhausen au studio de la radio de Cologne) que dans la sphère pop (le groupe berlinois Tangerine Dream) mais son expression n’a rien de nostalgique. Si le timbre est daté – la sonorité caractéristique de la synthèse par modulation de fréquence –, son utilisation par Poppe est insolite (micro-intervalles jusqu’au trente-deuxième de ton !) et décapante (distorsion systématique de toute source indentifiable).

Le compositeur procède d’abord avec méthode. Note après note, les neuf synthétiseurs jouent la carte du déphasage. Répétitif comme Phil Glass, mécanique comme Conlon Nancarrow mais caustique comme Mauricio Kagel. On a l’impression d’un accordeur de piano qui, consciencieusement, procède… au « désaccordage » d’un orgue-jouet.

Un engagement dans l’instant

A une longue séquence de vrille zélée succède une phase de suspension extatique. Les sons enflent et se dégonflent dans une dimension qui suggère l’apesanteur. La musique touche à l’infini. La fusion est totale, avec le lieu aux allures de cathédrale futuriste, comme avec l’auditeur qui, des pieds (fréquences graves qui se répandent au sol) à la tête (bourdonnement des tympans), fait corps avec chaque orbitale de sons.

Emmené par le compositeur, au clavier du premier synthétiseur, l’ensemble mosaik prouve visuellement que cette œuvre (donnée en création française, un mois après sa première mondiale lors du Festival de Donaueschingen en Allemagne) n’est pas le résultat d’un stockage informatique mais qu’elle dépend d’un engagement dans l’instant.

Concevoir une musique électronique qui soit interprétée comme de la musique de chambre (de chambre d’écho, ici, pour mille raisons techniques) n’est pas le seul mérite d’Enno Poppe. Comme certains de ses aînés (Beethoven, Chopin, Debussy) l’ont réussi avec le piano, il est capable de faire du neuf (partition qui siège dans l’inouï) avec du vieux (instruments attachés à un certain passé).

Enno Poppe - Rundfunk (for 9 synthesizers) (2018)
Durée : 54:40

Rundfunk (création française), d’Enno Poppe, par l’ensemble mosaik. Dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Théâtre des Bouffes du Nord, lundi 26 novembre.