La Dreamcast et son étonnante manette à écran intégré, précurseuse de bien des innovations des années 2000. / SEGA

Los Angeles, juin 2015. Sur la scène de Sony, qui tient sa conférence annuelle au Salon du jeu vidéo de l’E3, une annonce fait frémir la foule : le jeu d’aventure Shenmue III, suite d’un jeu en monde ouvert initié en 1999 par Sega, est annoncé. Le lendemain, sa campagne de financement participative sur KickStarter bat des records historiques, au plus grand étonnement des vétérans de l’époque. « J’ai du mal à m’expliquer tout ce ramdam sur Shenmue, alors qu’il s’est très mal vendu », sourit Jeremy Goldstein, responsable produit chez Sega France de 2000 à 2001.

Shenmue est à l’image de la console Dreamcast, sortie il y a vingt ans au Japon : devenu culte dans l’histoire du jeu vidéo, même si, en vérité, pas grand monde n’y a joué. C’est l’histoire paradoxale d’une machine au logo en forme de spirale orange, qui a à la fois inspiré le jeu vidéo moderne, jusqu’à Red Dead Redemption 2, et précipité son constructeur, Sega, hors de la course aux consoles. A force de soldes, elle s’est écoulée en tout à 9,3 millions d’unités vendues — trois fois moins que la Nintendo 64, pourtant déjà considérée comme un semi-échec.

Shenmue I & II Launch Trailer
Durée : 02:09

Lancement record aux Etats-Unis

Quand la Dreamcast arrive sur le marché japonais, en 1998, Sega, le fabriquant de la Megadrive (sortie en 1988 au Japon), n’est déjà plus le chien fou de l’industrie, le challenger prêt à gober tout cru Nintendo — ou du moins, à tenter de le faire. Le colossal gadin de sa console suivante, la Saturn, sortie en 1995, oblige le constructeur américano-japonais à tourner la page le plus rapidement possible. Tandis que Nintendo garde tant bien que mal le cap et que la première PlayStation de Sony déferle avec succès dans les salons du monde entier, Sega dégaine, presque par surprise, sa Dreamcast le 27 novembre 1998 au Japon — et moins d’un an plus tard en Occident.

Pour l’occasion, la marque au hérisson bleu met les bouchées doubles : un budget de lancement trois fois supérieur à la Saturn et une vaste campagne d’évangélisation auprès des garçons de 12 ans à 24 ans, sa cible privilégiée. « On a même fait un tour des Etats-Unis en deux cents étapes pour faire découvrir la machine », se remémore avec fierté Heather Kashner, alors directrice des opérations de communication de Sega Etats-Unis.

Dans un premier temps, cela fonctionne : avec près de 100 millions de dollars de chiffre d’affaires aux Etats-Unis, elle réalise le meilleur lancement de la jeune histoire des consoles. La Dreamcast a alors déjà l’air d’une console du XXIe siècle : c’est la seule machine 128 bits du marché, doté d’un processeur, de capacités graphiques incomparablement supérieurs, d’un système d’exploitation Windows CE avant-gardistes, et de graphismes incomparablement plus fins, comparables avec ce qui se fait de mieux en salles d’arcade.

Mais pour François Garnier, rédacteur en chef du magazine officiel Dreamcast, la carte maîtresse de la console était son modem 56 k intégré. Pour la première fois, une machine est conçue avec le jeu en ligne en tête. « Sur console, Phantasy Star Online a été le premier jeu massivement multijoueur », se souvient-il. Une révolution que la concurrence mettra des années à assimiler.

Phantasy Star Online - Forest 1 (Offline/DC)
Durée : 08:01

Une ludothèque inventive et bizarre…

Une console, c’est avant tout des jeux. Sonic Adventures, au lancement, est le seul visage familier d’un catalogue qui se remplit rapidement de productions d’une rare audace. « A l’époque, Sega avait donné carte blanche à des créateurs fous », évoque Jeremy Goldstein, qui cite Rez, jeu de tir abstrait proche d’une expérience sensorielle de transe, ou Space Channel 5, jeu de danse mêlant univers de science-fiction et esthétique yé-yé.

Space Channel 5 (Dreamcast) - Stage 1
Durée : 15:40

Rapidement, la ludothèque de la Dreamcast « enfile les perles ». « Quand on allait dans le rayon DreamCast dans un magasin, il n’y avait pas beaucoup de jeux, reconnaît François Garnier, mais on pouvait prendre n’importe lequel, ils étaient presque tous bons. » Outre les très attendues nouvelles aventures de Sonic (dont la Saturn avait été privée), la console comptait sur quelques titres forts, comme les Crazy Taxi qui permettent de retrouver le fun des salles d’arcade, ou encore un des meilleurs jeux de rôle de cette génération de consoles, Skies of Arcadia.

Sans parler de Shenmue et de sa suite, jeu de rôle du quotidien, monde ouvert urbain unique et précurseur, dont les intuitions (les quick time events !) ont marqué pendant vingt ans le jeu vidéo de leur empreinte, et inspiré jusqu’à Red Dead Redemption 2 en 2018.

Crazy Taxi (Sega Dreamcast)
Durée : 04:11

… qui laisse froid le grand public

En dépit de ces excellentes dispositions, les ventes s’effondrent très vite. Loin de son image de console innovante, au bout d’un an, la DreamCast plafonne à environ 250 000 acheteurs en France et un million en Europe : des chiffres bien décevants.

Les raisons sont diverses. Pour commencer, le concept d’une console connectée ne correspond pas à la réalité du marché, à une époque où les offres Internet illimitées grand public n’existent pas encore. « Quake 3 Arena marchait parfaitement, sans la moindre latence, mais le budget en connexion ruinait des familles », se souvient M. Goldstein.

Par ailleurs, si sa ludothèque est encensée par la presse spécialisée, elle est parfois commercialement suicidaire, à l’image de F355, une simulation automobile nécessitant trois téléviseurs pour en profiter dans les meilleures conditions. Le jeu très coloré Samba de Amigo nécessitait, lui, d’acheter des coûteuses maracas à détection de mouvements. « C’était super-sympa, tout le monde trouvait ça rigolo, mais qui avait envie de dépenser 150 euros dans des périphériques en plastique, en plus du prix du jeu ? », épingle M. Gardier.

Samba de Amigo Ver. 2000 [Dreamcast] by SEGA - Saturn Medley [HD] [1080p60]
Durée : 10:25

Et que dire des accessoires les plus curieux de la Dreamcast, le clavier qui permettait de jouer à Typing of the Dead, la canne à pêche pour jouer à Sega Bass Fishing ? « C’étaient des jeux lunaires, tout le monde les vantait, mais on en vendait cinq cents, mille, trois mille, à tout casser », relate Jeremy Goldstein.

« La PlayStation 2 nous a tués »

Tous s’accordent à dire que ce qui a tué la DreamCast, c’est la PlayStation 2. Celle-ci sort près de deux années plus tard, mais Sony a l’intelligence de l’annoncer en mars 1999, six mois avant la sortie occidentale de la Dreamcast. Celle-ci passera sa courte vie commerciale dans son ombre. « Leur message était : attendez encore, la nouvelle PlayStation va sortir. Et jamais une console n’avait été aussi attendue… », resitue M. Goldstein. La Dreamcast, machine romantique, rêveuse et incomprise, n’est guère préparée au rouleau compresseur de Sony.

Pour Cord Smith, alors responsable produit junior chez Sega, le constructeur paye aussi une communication mal maîtrisée : « Selon des études de consommateurs, la plupart des gens ignoraient que la Dreamcast avait un modem intégré, mais tous ceux qui achetaient une PlayStation 2 après mars 2000 étaient ravis d’avoir la possibilité d’en avoir un. »

Au final, la Dreamcast restera la console des plus renseignés, presque une machine d’élites. « C’était la console réputée comme étant celle des vrais gamers, contrairement à la PS 2 étiquetée plus grand public », résume Cédric Biscay, dont la société monégasque Shibuya Productions coproduit aujourd’hui Shenmue III.

Une influence encore vivace

Un an et demi après son lancement, en février 2001, Sega commence à enclencher le plan de secours, et annonce la fin de la production de la Dreamcast. Dès la fin d’année 2001, Sonic apparaît pour la première fois sur une console Nintendo, la Game Boy Advance. Le géant japonais se mue en éditeur tiers sur les machines autrefois concurrentes. « En 2000, si on avait dit, dans une salle remplie de journalistes, que deux ans plus tard Sega aurait arrêté les consoles, tout le monde aurait rigolé », grince François Garnier.

Son échec est finalement surtout la marque d’un changement d’époque. Pour M. Garnier, ce ne sont pas les fidèles du hérisson bleu qui ont disparu, mais le marché qui a évolué. « En France, avant que Sony arrive, il n’y avait qu’un million de joueurs. Avec la PlayStation, c’est monté à cinq millions. Les gens qui aimaient Sega aimaient toujours Sega, mais les nouveaux joueurs ne juraient que par la PlayStation. »

L’échec commercial de la DreamCast ne l’a pas empêché d’influencer considérablement le jeu vidéo des années 2000, et même 2010. A l’image du visual memory unit (VMU) : une unité de sauvegarde qui s’enclenchait dans la manette, mais possédait son propre écran et ses propres boutons, pour pouvoir être amenée n’importe où. Cette intuition, encore une, évoque avec quatorze ans d’avance l’écran du GamePad de la Wii U de Nintendo, et même de la Switch.

D’une manière générale, la DreamCast a eu raison sur tout : des jeux musicaux aux productions en monde ouvert en passant par les aventures en ligne sur console et une certaine approche auteurisante. Mais elle eu raison trop seule et trop tôt. « C’était une petite équipe, on y mettait beaucoup de plaisir, de sueur et de passion, c’est dommage que le succès n’ait pas duré, soupire Heather Kashner. Ça a été un grand huit. Mais cela fait plaisir de savoir qu’elle vit encore dans les cœurs. »

Sonic Adventure Dreamcast Collection | trailer #1 (2010) Tokyo Game Show
Durée : 00:52