LES CHOIX DE LA MATINALE

Direction les Etats-Unis cette semaine, à New York avec Vivian Gornick, à travers le Vieux Sud et la Californie avec Joan Didion. Et en Californie encore, où l’on retrouve le policier Hanson toujours hanté par le Vietnam, qui patrouille dans les quartiers défavorisés d’Oakland. Plus à l’Est, Gilles Kepel raconte avec brio dans son nouvel essai quarante ans de conflits et de tragédies au Moyen-Orient.

RÉCIT. « La Femme à part », de Vivian Gornick

Tout au long de La Femme à part, on déambule avec Vivian Gornick dans l’espace (les rues de New York) et dans le temps, remontant, au rythme et au hasard des rencontres et scènes vues, le fil de son histoire, familiale, politique, amoureuse et amicale. L’amitié, ici, tient une place déterminante, incarnée par la figure de Leonard, que la narratrice retrouve une fois par semaine, pour partager leur « passion de la négativité » le temps d’une séance de cinéma, d’un dîner et d’une longue promenade dans la ville.

Constitué de ce collage non chronologique, où une image appelle le souvenir d’une conversation, où l’évocation d’une anecdote entraîne une méditation sur la liberté chez Henry James et chez Edith Wharton, La Femme à part éblouit autant par la perspicacité et l’intelligence de Vivian Gornick que par son art de la description (extraordinaire évocation du New York post 11-Septembre) et du montage. Cette combinaison miraculeuse lui permet de rendre revigorant un livre qui, au fond, fait le compte des défaites d’une vie. Sans faux-semblant, mais sans, pour autant, cacher ses victoires : sa capacité à embrasser sa solitude, et à la transformer en littérature, en fait sans conteste partie. Raphaëlle Leyris

La Femme à part (The Odd Woman and the City), de Vivian Gornick, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux, Rivages, 200 p., 17,80 €.

« La Femme à part », de Vivian Gornick. Détail de la photo de couverture. / RIVAGES

ESSAI. « Sortir du chaos », de Gilles Kepel

Pourquoi le Moyen-Orient de 2018 ne ressemble-t-il plus en rien à celui de 1973 ? Que s’est-il passé ? Réponse : plus de quarante ans de conflits, d’interventions étrangères et de tragédies intérieures, que Gilles Kepel raconte avec maestria. Il fallait un homme de terrain, d’érudition et de passion pour restituer dans toute leur complexité ces décennies de drames. Kepel est ici dans sa « circonscription », ce monde arabo-islamique qu’il sonde depuis quarante ans, justement.

Son point de départ est la période 1973-1979. Elle voit « le crépuscule du nationalisme arabe » laïcisant, pour cause d’échecs répétés, et, corollaire, « l’engorgement de l’espace politique par le religieux ». Commence alors l’histoire parallèle de deux forces profondes, sunnite et chiite, qui vont finir par entrer en collision pour se disputer la prépondérance régionale.

On schématise. Kepel dégage de grandes lignes de force, mais il module, nuance, entre dans les contradictions d’une histoire qui n’en manque pas. La région est le paradis du « en même temps ». Et c’est là qu’apparaissent quelques signes d’optimisme, dans le récit des divisions internes au « camp » sunnite et au « camp » chiite, ou dans l’exposition des intérêts souvent convergents de la Russie et des Etats-Unis. Quelque peu sonné, mais moins ignorant, on referme ce livre sur une note d’espoir : le Moyen-Orient de demain pourrait échapper à un autre demi-siècle de tragédies. Alain Frachon

Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, de Gilles Kepel, Gallimard, « Esprits du monde », 528 p., 22 €.

GALLIMARD

NOIR. « Un soleil sans espoir », de Kent Anderson

Kent Anderson a 73 ans. L’Américain écrit peu. Quatre livres, y compris celui-ci, en trois décennies. On ne sait ce qui relève des Mémoires ou de la fiction dans la chronique romanesque du policier Hanson, auquel Anderson prête maints traits biographiques, et dont il peaufine ici le portrait. Vétéran du Vietnam, unique rescapé de son unité, c’est un solitaire porté sur les livres, la tequila et l’observation des oiseaux, un spécimen progressiste au sein d’une police méprisant toujours les Noirs et les pauvres. Un îlotier humaniste, conjuguant la placidité du samouraï avec la violence d’un tueur de sang-froid.

Au fil des mois se succèdent des récits d’interventions et de rêves du protagoniste. « Hanson dort », répète épisodiquement l’auteur, qui fait alors basculer le lecteur dans d’autres espaces-temps : les collines du Vietnam nappées de phosphore blanc ou la ville d’Oakland nimbée d’une fantasy proche de Lewis Carroll. Comme lorsque ce sosie de Ray Charles, tenant une étrange boutique de minéraux, surgit à point nommé pour conter une brève histoire du monde en quelques fossiles. Le titre français de Green Sun, lui, est menteur. Il y a, en effet, des trouées d’espoir dans ce roman terriblement humain. Des attaches qui se nouent, l’ébauche d’un foyer. Un répit, qui sait ? Macha Séry

Un soleil sans espoir (Green Sun), de Kent Anderson, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elsa Maggion, Calmann-Lévy, « Noir », 392 p., 22,50 €.

CALMANN-LEVY

CONSIDÉRATIONS. « Colportage », de Gérard Macé

Gérard Macé aime à se présenter sous le masque du colporteur qui portait dans les campagnes livres et petites marchandises, tout en faisant circuler les nouvelles. C’est ainsi qu’il veut transmettre les menues merveilles contenues dans sa « besace de lecteur et de promeneur ». Savante et populaire, son œuvre, inventive, ne suit que ses propres sentiers : « Un genre auquel on pourrait donner le nom mallarméen de “divagations”, qui prend aussi bien l’apparence de l’essai, de la rencontre, du récit de voyage que celle du poème… »

Colportage, dans un imposant volume, reprend, en une édition augmentée, une série de trois petits livres précieux parus en 1998 et 2001 dans la collection « Le promeneur » (Gallimard). Les trouvailles naguère exposées dans des « coffrets » sont désormais déposées dans une malle aux trésors, dont « l’inventeur » est animé par la passion des signes et le goût du déchiffrement. La première partie rassemble trente-huit lectures : des textes brefs, élégants, où l’on rencontre Pierre Michon, Louis-René des Forêts, Jean Paulhan, Victor Segalen, Roger Caillois… Suivent des traductions de l’italien, de Dante à Praz. Les images, dernière partie du livre, ont également toute leur place dans le musée imaginaire de Gérard Macé qui, avant de devenir lui-même photographe et grand voyageur, a pratiqué La Photographie sans appareil (Le Temps qu’il fait, 2001). Monique Petillon

Colportage, de Gérard Macé, Gallimard, 594 p., 29 €.

GALLIMARD

CHRONIQUE. « Sud & Ouest », de Joan Didion

En France, Joan Didion est surtout connue pour L’Année de la pensée magique (Grasset, 2007), son grand texte sur la mort de son mari. Mais ce pour quoi on l’admire tout particulièrement dans les pays anglo-saxons, ce sont ses essais et chroniques au long cours. C’est dans cette veine que s’inscrit Sud & Ouest. Il s’agit de deux carnets écrits dans les années 1970 et restés inédits à ce jour – du « Didion vintage ». L’un porte sur une virée dans le Sud, l’autre (une quinzaine de pages seulement) sur la Californie.

Les notes ont beau être jetées sur le papier, parfois sans lien et encore à l’état d’ébauche, force est de constater que Didion épingle tout : l’atmosphère de désintégration, le « fatalisme propre à La Nouvelle-Orléans », l’héritage féodal des planteurs, les sycomores, les crotales, les gens « passés maîtres dans l’art de l’immobilité », tout. Et derrière ça, le racisme, les lynchages et les bains de sang, bref, l’histoire tragique de ces Etats passe en filigrane.

Même dans ces bribes de notes, il y a quelque chose d’étonnant. C’est ce que Didion ressent et surtout pressent. Contrairement à la Californie, le passé n’est jamais passé dans le Sud des Etats-Unis. Tout ce qu’on connaît aujourd’hui – le suprématisme blanc, le Ku Klux Klan… – était palpable, pour l’écrivaine-sismographe, dès son époque. Les années 1960, déjà, ressemblaient furieusement à l’avenir. Florence Noiville

Sud & Ouest (South and West), de Joan Didion, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Malfoy, Grasset, « En lettres d’ancre », 160 p., 15 €.

GRASSET