« Gilets jaunes » : soupçons de manipulation sur les réseaux sociaux
« Gilets jaunes » : soupçons de manipulation sur les réseaux sociaux
Par Martin Untersinger
Certains experts ont cru déceler des opérations de manipulation sur les réseaux sociaux. Les autorités françaises se penchent sur la question.
Depuis quelques années, l’immixtion d’une puissance étrangère dans la vie politique nationale par le biais des réseaux sociaux est un scénario envisagé et redouté par l’Etat français. S’est-il matérialisé, ces derniers jours, lors de la mobilisation des « gilets jaunes » ?
A ce stade, rien ne permet de le dire. Mais les services de renseignement ont des doutes. Suffisamment pour que, selon nos informations, confirmant celles de l’Agence France-Presse, le Secrétariat général de la défense nationale (SGDSN), clé de voûte de l’appareil sécuritaire français, coordonne une opération de vérification de certaines activités sur les réseaux sociaux. Les autorités s’intéressent tout particulièrement « à des comptes ouverts il y a deux semaines qui envoient cent messages par jour », relate une source bien informée.
Le mouvement des « gilets jaunes » doit énormément aux réseaux sociaux et tout particulièrement à Facebook : c’est là qu’il s’est organisé, et c’est en partie grâce à lui que ce mouvement poursuit son existence protéiforme et sans leaders désignés.
Des activités suspectes sur les réseaux sociaux
Ces derniers jours, quelques chercheurs, experts et entreprises ont cependant remarqué des comportements suspects, en particulier sur Twitter. C’est le cas, par exemple, d’utilisateurs apparus très récemment et pris d’une passion subite et dévorante pour le conflit des « gilets jaunes ». De comptes de médias, postant quasi exclusivement des images et des textes laissant à penser que la France était à feu à sang et n’ayant d’autre présence numérique que cet unique, et bien solitaire, compte Twitter. D’autres ont remarqué des comptes, basés à l’étranger, relayant de nombreuses informations fausses ou tronquées sur le mouvement des « gilets jaunes ». Avec pour but commun de dépeindre un pays ravagé par une quasi-guerre civile.
Comme souvent dans ce type d’événement, plusieurs observateurs y ont vu la main du pouvoir russe. C’est notamment le cas de l’entreprise américaine de sécurité informatique New Knowledge, qui a affirmé au quotidien britannique The Times que l’appareil de propagande du Kremlin s’était largement investi dans le débat numérique autour des « gilets jaunes ».
Sollicité par Le Monde, le directeur de l’entreprise et ancien officier de renseignement américain, Ryan Fox, explique que son entreprise a identifié, depuis deux ans, une grande quantité de comptes sur Internet et divers réseaux sociaux comme faisant partie de l’appareil russe de propagande en ligne. Selon lui, ces dernières semaines, ces différents acteurs ont multiplié les contenus et les publications liées aux « gilets jaunes ». Et ce, autour de thèmes et de méthodes communs ; comme ce qu’ils décrivent comme l’hypocrisie d’Emmanuel Macron, qui soutient les rebelles syriens tout en dénigrant les « gilets jaunes » ; ou montrant des images plus anciennes et les faisant passer pour des incidents datant du dernier week-end de mobilisation… Selon M. Fox, environ 2 000 comptes, ayant posté environ 20 000 contenus sur divers réseaux sociaux et sites Internet, seraient concernés.
Le brouillard des conflits informationnels
Au moment où nous écrivons ces lignes, au lendemain du quatrième samedi de mobilisation des « gilets jaunes », il est impossible de savoir qui se cache derrière certains des comportements décrits par les experts. Sollicités, Facebook et Twitter ont expliqué n’avoir rien détecté de suspect ces derniers jours sur leurs réseaux.
Pour pointer Moscou du doigt, New Knowledge affirme avoir étudié de près ce que ces comptes ont diffusé ces deux dernières années. Pendant cette période, ils n’ont eu de cesse, affirme-t-elle, de relayer à l’unisson les points de vue du Kremlin. Une affiliation avec le pouvoir russe impossible à vérifier de manière indépendante, de surcroît mise en avant par une entreprise qui vient de lancer le mois dernier une offre, notamment destinée aux entreprises, pour lutter contre la désinformation en ligne.
Les chercheurs indépendants qui ont détecté certains comportements suspects sont d’ailleurs beaucoup plus prudents. « Il y a beaucoup de confusion et on voit un peu de tout, il y a des nationalistes polonais, des pro-Trump… De ce qu’on peut voir en façade, il y a plein de profils différents. [Le mouvement des “gilets jaunes”] est un appel d’air pour les conspirationnistes, les nationalistes. Peut-être qu’ils sont coordonnés, mais aujourd’hui on ne peut pas le dire », explique ainsi Baptiste Robert, qui a analysé des milliers de tweets en anglais à propos du mouvement de protestation.
D’autant plus que cette activité vise essentiellement un réseau social, Twitter, largement délaissé par les « gilets jaunes », qui sont bien plus actifs sur Facebook. Les dix principaux groupes Facebook du mouvement ont généré plus d’1,3 million d’interactions (commentaires, partages… etc.) sur la seule journée du samedi 8 décembre, selon des données fournies par l’entreprise Crowdtangle. Bien loin de la poignée de comptes Twitter suspects.
Dégrader le débat sur Twitter pourrait, cependant, avoir son intérêt. Non pas pour influencer le mouvement et son organisation, mais pour nuire au débat public de manière générale et modeler la perception du mouvement hors de France. L’idée derrière ces comptes suspects est clairement de « polariser le débat public », explique ainsi x0rz, un des experts français qui s’est penché sur la question. « Ceux qui relaient des “fake news” ou des contenus alarmistes sur Twitter ne sont pas là pour influencer le mouvement des “gilets jaunes”, ce qu’ils veulent, c’est influencer la vision du monde extérieur sur les “gilets jaunes” », veut ainsi croire Baptiste Robert.
Même Brian Fox en convient, qualifiant l’activité suspecte sur les réseaux sociaux « d’opportuniste » : « [La Russie] s’est greffée sur un mouvement qui divise, et a cherché à accentuer ces divisions. Nous n’avons aucun élément qui nous permette de dire qu’ils ont contribué à l’organisation du mouvement. »