Pablo Servigne : « Il est possible que nos sociétés industrielles se dégradent beaucoup plus rapidement que les anciennes civilisations »
Pablo Servigne : « Il est possible que nos sociétés industrielles se dégradent beaucoup plus rapidement que les anciennes civilisations »
« Le Monde » s’interroge toute la semaine sur les manières de lutter contre le dérèglement climatique. L’essayiste et théoricien de la « collapsologie », Pablo Servigne, a répondu aux questions des internautes.
Le Monde s’interroge toute la semaine sur les manières de lutter contre le dérèglement climatique.Vendredi : peut-on agir collectivement face à l’urgence climatique ? L’essayiste et théoricien de la « collapsologie », Pablo Servigne, a répondu aux questions des internautes.
Richard : Comment en êtes vous arrivé à la « collapsologie » ? Et qu’est-ce que c’est exactement ?
Par ma formation scientifique, j’avais accès à beaucoup de publications sur l’état du monde (biodiversité, climat, énergie, finance, etc.). Je me suis rendu compte que le grand public n’était pas bien informé et n’avait pas forcément envie d’entendre tout cela. Pendant quelques années, à partir de 2009, j’ai donc écrit et fait des conférences pour informer le mieux possible un maximum de personnes pour que notre société puisse se préparer…
Nous sommes tombés sur beaucoup de travaux sur un possible effondrement de notre société… voire de la biosphère ! Avec Raphaël Stevens, cela nous a passionnés. Nous ne sommes pas les seuls à avoir creusé ce sujet, mais nous avons apporté une approche transdisciplinaire sur cette question de l’effondrement de NOTRE civilisation. C’est ce que nous avons nommé la « collapsologie » : la synthèse des disciplines scientifiques qui traitent du sujet.
Nicolas : Comment s’organiser collectivement à des échelles crédibles et fonctionnelles, dans un contexte posteffondrement ? Quelle serait la meilleure (si meilleur il y a) échelle pour cela ?
C’est la grande question qui taraude tout le monde ! D’abord, il est important de dire qu’il faut et qu’il est possible de s’organiser collectivement. Cela ne coule pas de source pour tout le monde. Le problème est que si tous s’accordent sur les faits (climat, biodiversité, etc.), chacun a ensuite sa petite idée sur quoi faire… et tout le monde se chamaille. C’est une question (les catastrophes globales) qui traverse tout l’échiquier politique, toutes les idéologies, toutes les croyances… Et pis, l’action est possible à toutes les échelles (personnelle, familiale, municipale, régionale, nationale, européenne, internationale, humaine, biosphère) !
Ce serait bien présomptueux de ma part de dire aux gens ce qu’ils doivent faire. Pour l’instant, ce que nous avons fait avec nos écrits, c’est donner des outils conceptuels pour que tout un chacun arrive à se mettre en mouvement avec ses propres sensibilités. Certains voudront faire du lobbying en direction de l’Europe, d’autres s’engager dans une ZAD [zone à défendre], d’autres créer des groupes d’écoute, d’autres créer un journal, aller manifester à la COP [conférence des parties], etc.
Personnellement, je n’aime pas trop les grandes échelles (au-delà de la région), car elles ouvrent la porte aux pouvoirs et aux rapports de domination (aux abus). Elles nécessitent une trop grande complexité, ce qui peut décevoir. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut l’abandonner. Je pense qu’il ne faut pas tout miser sur le rôle (sauveur) de l’Etat. Pour terminer, il faut aussi dire que cette question est un grand chantier qui ne fait que commencer.
MissMaud : Comment faire en sorte que le concept de décroissance soit une réalité — parce que nécessaire — sans que cela rébute ?
Je pense que tout commence par les mots et les récits. C’est exactement ce que dit Cyril Dion dans son dernier livre, Petit manuel de résistance contemporaine. Le mot décroissance signifie des choses différentes pour les gens, il raconte une histoire différente selon l’éducation, les idéologies de chacun, etc.
L’enjeu, aujourd’hui, est de s’accorder sur un récit (ou plusieurs), et de le coconstruire ensemble. De s’ouvrir de nouveaux horizons. Je pense à la phrase d’Antoine de Saint-Exupéry que nous citons dans notre dernier livre : “Quand tu veux construire un bateau, ne commence pas par rassembler du bois, couper des planches et distribuer du travail, mais réveille au sein des hommes le désir de la mer grande et belle.”
Si vous êtes convaincu que la décroissance (ou tout autre mot : récit, concept…) sera grande et belle, et donnera du sens à votre monde, alors vous vous mettrez en action, et personne ne vous arrêtera… Mais les récits se font ensemble, et c’est là que ça se corse ! Il faut arriver à faire “communauté de destin”, comme dirait Edgar Morin. Je pense que notre époque est devenue un grand champ de bataille des récits (conscients) et des mythes (inconscients), et bien malin qui arrivera à deviner celui qui l’emportera…
Icilaterre : Dans quelle échelle de temps envisagez-vous l’effondrement ? Diriez-vous qu’il a commencé ? Sur combien d’années en termes de durée ?
Sur certains aspects, il est possible que cela ait déjà commencé. Mais cette question ne sera tranchée que par les historiens ou archéologues du futur (et encore, ils se chamailleront à coups d’articles et de thèses de doctorat).
Les effondrements de civilisation se sont toujours faits sur plusieurs décennies (Mayas, Romains, etc.). Bien entendu, les causes n’étaient pas les mêmes, mais il faut voir ce processus global comme graduel, avec des possibles et ponctuelles améliorations, et rythmé par des catastrophes brutales et ponctuelles. Et non comme un événement radical et très ponctuel (de type astéroïde), car cela empêche de penser la complexité et donc l’organisation collective.
Notre civilisation a cependant la caractéristique d’avoir tout interconnecté de manière rapide et homogène (la globalisation), ce qui accélère les dynamiques de ruptures catastrophiques. Ainsi, il est possible que nos sociétés industrielles (et, bien plus, je pense aux écosystèmes et à la biosphère) se dégradent beaucoup plus rapidement que les anciennes civilisations. Il est possible que ce soit pour notre génération, pour les personnes actuellement en vie !
GEB : Quelles sont vos idées sur la révolte des « gilets jaunes » dans le contexte d’effondrement ?
Pour moi, la révolte des « gilets jaunes » est un symptôme. La colère jaillit immanquablement lorsqu’on n’est pas écouté, lorsqu’il y a trop d’injustices et d’inégalités. Nous avons amplement montré (et nous ne sommes pas les seuls) que les grandes inégalités sont corrosives pour toutes les sociétés, et même sont un facteur d’effondrement. Donc aucune surprise, et je dirais même que ces mouvements vont se multiplier, c’est évident.
Autre chose, et c’est une bonne nouvelle, c’est l’hétérogénéité du mouvement (on a tout l’échiquier politique, il me semble, et c’est OK), avec un côté organique, rhizomatique, comme un mycélium de champignon. A ce titre, les liens avec les autres mouvements, dont celui sur le climat, sont intéressants ! C’est quelque chose d’incompréhensible pour les structures hiérarchiques pyramidales.
Et cette structure décentralisée (qui vient du bas) peut potentiellement apporter beaucoup de renouveau à la vie politique. Je pense aux propositions politiques (référendum d’initiative populaire, etc.). Nuit debout avait aussi apporté un peu de culture des assemblées, etc. Cela dit, il n’est pas sûr que cela donne quelque chose de constructif. Tout est encore possible : on peut déboucher sur une guerre civile, ou un changement institutionnel profond, ou bien un pétard mouillé. Mais ce n’est pas le dernier mouvement, il y en aura d’autres…