Portrait d’Ayouba Diallo par William Hoare, à la National Portrait Gallery de Londres, en juillet 2010. / BEN STANSALL / AFP

Que dit la peinture de la perception des Noirs dans les sociétés européennes du XIVe au XXe siècles ? Après avoir étudié près de 5 000 tableaux sur lesquels figurent des personnages noirs, Naïl Ver-Ndoye et Grégoire Fauconnier en ont tiré l’anthologie Noir : entre peinture et histoire. Cet ouvrage dense met en lumière des figures restées dans l’ombre de l’histoire de l’art. Leurs trajectoires singulières, du diplomate au soldat en passant par le domestique, éclairent l’histoire des relations entre l’Europe et l’Afrique. Entretien avec Naïl Ver-Ndoye, professeur d’histoire-géographie.

Comment est née l’idée de cette anthologie ?

Naïl Ver-Ndoye Lors de la visite d’un musée à Rennes, j’ai remarqué la présence de personnages noirs sur plusieurs tableaux. Je n’en avais pourtant jamais entendu parler. J’ai voulu en savoir plus, comprendre qui ils étaient, mais je n’ai pas trouvé d’informations. L’idée m’est alors venue de remonter le fil de leur histoire. Avec Grégoire Fauconnier, nous avons écumé pendant des mois des bibliothèques, des livres d’art et des musées en France, en Europe, en Haïti et aux Etats-Unis. On a recensé plus de 5 000 tableaux allant du XIVe au milieu du XXe siècle. Nous avons sélectionné 300 œuvres.

Comment expliquez-vous que cette présence noire soit restée aux marges de l’histoire de l’art ?

« On a tendance à penser qu’étudier l’art sous le prisme de la couleur est une entrée communautaire, ce qui est faux. »

L’entrée dans une œuvre par la couleur n’est pas le prisme des historiens de l’art. Contrairement aux pays anglo-saxons, nous n’avons pas en France de « Black Studies » [l’étude des expériences des personnes noires et de leur rapport avec la société]. Le terme « noir » fait très peur, alors faire des études noires, c’est compliqué. On a tendance à penser qu’étudier l’art sous le prisme de la couleur est une entrée communautaire, ce qui est faux. Notre livre est destiné au grand public. C’est le même travail qu’a fait Beyoncé dans son clip tourné au Louvre, celui de démocratiser l’art en le rendant accessible à tous, quel que soit le milieu social. Grâce à ce type d’initiatives, mes élèves en zone d’éducation prioritaire, où les enfants d’origine africaine sont nombreux, peuvent s’intéresser de plus près à l’histoire de l’art.

Quelles sont les représentations du Noir qui ressortent de vos recherches ?

On constate deux tendances : d’une part le Noir vu sous le prisme du préjugé racial, réduit à un corps ou à une allégorie de l’Afrique. La femme noire a les lèvres charnues, la croupe accentuée et la poitrine volumineuse. L’homme noir a un sexe proéminent. D’une manière générale, le Noir était alors considéré comme un sauvage, il était animalisé, représenté souvent sous les traits d’un primate. On retrouve ces stéréotypes dans de nombreux tableaux du musée belge de Tervuren. D’autre part, nous avons constaté une évolution à partir du XVIIIe siècle. Le Noir commence à être représenté pour ce qu’il est et non plus pour ce qu’il pouvait incarner. D’ailleurs, les peintres font un vrai travail sur sa pigmentation, ses traits. On sort du stéréotype.

Dans quelle position sociale sont représentés ces personnages noirs ?

« Dans l’histoire de la peinture européenne, il n’y a pas que le Noir dominé, il y a aussi le Noir neutre, l’être normal. »

Contrairement à une idée reçue, l’histoire des Noirs dans la peinture ne se résume pas à l’esclavage ou à la colonisation. C’est une vision réductrice. Nous avons retrouvé très peu de tableaux datant de ces périodes historiques. Quand il y en a, le Noir est représenté sous les traits du domestique. Les peintres ont peu illustré ce qui se passait dans les plantations, peut-être parce que ce n’était pas vendeur. Ils ont surtout peint la domesticité. En France, à l’époque, avoir un Noir à son service était un signe extérieur de richesse dans les familles aristocrates parisiennes, nantaises ou bordelaises. Cependant, nous avons aussi recensé d’autres représentations des Noirs qui cassent des idées reçues. Ils sont hommes politiques, diplomates, empereurs, acteurs, boxeurs… Dans l’histoire de la peinture européenne, il n’y a pas que le Noir dominé, il y a aussi le Noir neutre, l’être normal.

Au-delà des préjugés, vous expliquez que les peintres ont eu du mal à reproduire la couleur des Noirs…

Les peintres ont fait de nombreuses expérimentations pour obtenir une teinte comme la mienne, c’est-à-dire marron. Il fallait faire des mélanges, travailler les pigments et le reflet de la lumière sur la peau. Or la lumière ne se reflète pas de la même manière sur les peaux noires ou blanches. On remarque cette difficulté dans les tableaux de Véronèse datant de la Renaissance. Les Noirs ont tous la même teinte, voire le même profil et le même faciès. Je me suis demandé s’il n’y avait qu’un seul modèle Noir en Italie à l’époque ! Puis vers le XVIIIe, XIXe siècle, on commence à avoir des pigments plus proches des carnations de la peau noire. Regardez le beau tableau de Marie-Guillemine Benoist Portrait d’une négresse. Sur la poitrine du modèle, les pigments changent de couleur au fur et à mesure qu’on se rapproche du téton. On sent que les couleurs sont travaillées.

Le Radeau de la Méduse, exposé au Louvre, est l’un des tableaux les plus connus du grand public. On y voit trois hommes noirs. Le peintre Géricault les a volontairement ajoutés. Pourquoi ?

C’est un tableau militant. Géricault raconte le naufrage d’une frégate coloniale sur les côtes mauritaniennes, le 2 juillet 1816. Sur le radeau, il fait figurer trois hommes noirs, dont un appelle au secours avec un haillon blanc. Pour les peindre, il s’est servi du même modèle, Joseph, un homme noir très connu à Paris. Il peint trois hommes alors qu’un seul a survécu au naufrage, pour interpeller sur le sort des Noirs et dénoncer la traite négrière.

« Le Viol de la négresse », de Christiaen van Couwenbergh. / DR

Ces tableaux racontent aussi une histoire de la violence à l’égard des Noirs. Quelle est la toile qui vous a le plus interpellé ?

« Le Viol de la négresse représente une femme noire que trois hommes blancs sont sur le point de violer. »

Le Viol de la négresse, peint en 1632 par le Néerlandais Christiaen van Couwenbergh, a été un choc. On y voit une femme noire que trois hommes blancs sont sur le point de violer. La victime appelle au secours. Le viol n’est pas un thème fréquent de la peinture. Sur les milliers de toiles que j’ai vues, seules deux suggèrent ce crime. Dans ce tableau, le viol est explicite. L’un des agresseurs nous fixe en pointant du doigt la victime. Le peintre prend le spectateur à témoin. Il nous dit : « Regardez ce qui se passe dans les colonies néerlandaises ! Les femmes sont violées et personne ne s’en soucie ! » Le sentiment d’impunité transparaît dans l’attitude des trois hommes. Ils savent qu’ils ne seront jamais punis pour leur acte.

Vous retracez aussi des trajectoires de vie étonnantes qui éclairent l’histoire. Il y a notamment le cas d’Ayouba Diallo…

C’est une histoire incroyable. Ayouba Diallo est né au début XVIIIe siècle dans l’est du Sénégal. C’est le fils d’un marchand toucouleur. En 1731, il se rend au port pour vendre deux esclaves à des Anglais. Sur le chemin du retour, il est enlevé par des Mandingues qui l’habillent en guenilles et le vendent ! Ayouba Diallo est déporté dans une plantation aux Etats-Unis. Un jour, il s’enfuit, rencontre un pasteur et lui raconte son histoire. Il lui demande d’envoyer une lettre à son père au Sénégal pour qu’il paie son affranchissement. La Royal African Company [pilier du développement de la traite négrière] le rachète deux ans après et l’envoie en Angleterre, où il rencontre le roi et fréquente l’élite, qui est fascinée par son érudition.

Ayouba Diallo est un lettré qui parle le peul, l’arabe, il connaît le Coran par cœur et apprend vite l’anglais. En 1733, William Hoare, un portraitiste anglais, cofondateur de la Royal Academy of Arts, fait son portrait. Un an après, les élites londoniennes organisent une collecte pour l’affranchir et financer son retour chez lui, non sans arrière-pensées. Elles voulaient en faire un intermédiaire dans le commerce de la gomme arabique, un marché florissant. Ayouba Diallo finit par rentrer au Sénégal, mais il est arrêté à quelques kilomètres de chez lui par les Français. Il a failli être déporté une nouvelle fois mais réussit à rentrer chez lui. Ce parcours qui suit le commerce triangulaire est extraordinaire.

Noir : entre peinture et histoire, de Naïl Ver-Ndoye et Grégoire Fauconnier, éd. Omniscience, 240 pages, 35 euros.

ÉD. OMNISCIENCE