L’avis du « Monde » – à voir

C’est un corps massif et disgracieux, enveloppé de noir, qui se traîne dans les rues d’un Paris qui ressemble à celui de Toulouse-Lautrec. Il traîne derrière lui une petite nuée de gamins, comme un cachalot harponné suivi par les mouettes. L’agonie d’Oscar Wilde, qui va de sa sortie de prison en 1897 à sa mort trois ans plus tard, n’est pas un de ces moments sublimes qui inspirent l’admiration. C’est un martyre infligé par une classe sociale – l’aristocratie britannique – qui fait preuve d’autant plus de cruauté qu’elle a naguère porté le réprouvé aux nues. C’est aussi un malheur que Wilde cultive et entretient à force d’égotisme et d’aveuglement.

On découvrira par ailleurs les raisons qui ont poussé Rupert Everett, qui fut brièvement l’enfant chéri du cinéma britannique avant de choisir à son tour l’exil, à mettre en scène les dernières années d’Oscar Wilde. Mais il est une évidence qui s’impose en découvrant The Happy Prince : ces raisons étaient impérieuses. Ce film de débutant (comédien et écrivain, Everett s’essaie, à bientôt 60 ans, à la réalisation) respire l’urgence. L’auteur témoigne certes d’une grande piété à l’égard de son sujet, mais elle est ardente plutôt que confite, lucide plutôt qu’aveugle.

Rupert Everett s’est réservé le rôle principal. Celui d’un quadragénaire qui paraît vingt ans de plus, qui se néglige aussi bien par manque de moyens matériels que par désintérêt croissant pour l’existence. Le scénario (toujours du même) va et vient entre les derniers jours d’Oscar Wilde, son incarcération, ses tentatives d’établissement en Italie, ses réconciliations et ses brouilles. Si on l’a oublié, on voit se dessiner l’itinéraire qui a mené le romancier, poète et dramaturge célébrissime jusqu’à la geôle de Reading.

Hubris et fierté légitime

Après être devenu un auteur adulé, grâce, entre autres, au Portrait de Dorian Gray, Wilde s’était retrouvé dans la position enviable de dramaturge d’élection de la bonne société londonienne, grâce à ses comédies, L’Eventail de Lady Windermere ou Un mari idéal. L’homme était sûr de sa place dans le monde : en 1895, il connaît un nouveau triomphe au théâtre avec L’Importance d’être constant et, dans le même temps, intente un procès en diffamation au père de son amant. Mécontent de voir son fils, Lord Alfred Douglas, s’afficher en public avec l’auteur de Salomé, le marquis de Queensberry avait traité Wilde de sodomite. Peut-être aveuglé par la gloire, l’écrivain crut possible de faire condamner l’aristocrate. La justice de la reine Victoria préféra entendre les arguments du père outragé et l’action en diffamation se mua en procès pénal, le plaignant en condamné.

Ce mélange d’hubris et de fierté légitime fascine Rupert Everett, qui sculpte le moindre détail de cette figure complexe, qu’il définit comme son « saint patron ». Si les costumes de la fin du XIXe siècle, l’obligation de rappeler – fût-ce dans un savant désordre chronologique – l’enchaînement des événements ramènent le film vers un certain classicisme, la liberté parfois brouillonne de la caméra et l’interprétation en font un moment tout à fait moderne. Passant en un clin d’œil de l’arrogance à la terreur, l’auteur-interprète imprime à son film un rythme souvent frénétique.

Rupert Everett a réuni autour de lui des amis et des connaissances, dont Colin Firth, avec qui il débuta au cinéma dans « Another Country », en 1984

Il a réuni autour de lui des amis et des connaissances, dont Colin Firth, avec qui il débuta au cinéma dans Another Country, en 1984. Celui-ci interprète Reggie Turner, soutien indéfectible qui tente sans grand succès de ramener Wilde à la raison. Emily Watson joue Constance Wilde, l’épouse du réprouvé broyée par les conventions sociales, et Tom Wilkinson le prêtre catholique qui administra l’extrême-onction à l’écrivain irlandais. Colin Morgan prête à Alfred « Bosie » Douglas, l’amant maléfique, un mélange de veulerie et de sadisme plutôt terrifiant.

Si Rupert Everett ne se tire pas toujours des embûches qu’il a dressées sur son chemin, il triomphe quand il lui faut venir à bout de cette contradiction : The Happy Prince est le portrait d’un homme au talent exceptionnel privé de tous ses moyens de création. Après La Ballade de la geôle de Reading, en 1898, Wilde est resté muet. Mais Everett renvoie sans cesse au même texte (qui donne son titre au recueil de contes, Le Prince heureux). L’histoire du souverain qui sacrifie sa splendeur dans l’espoir d’alléger les souffrances de ses sujets devient la matrice du film, et Everett l’exécuteur testamentaire des volontés extravagantes et magnifiques de Wilde.

THE HAPPY PRINCE BANDE ANNONCE OFFICIELLE VOSTFR
Durée : 02:19

Film allemand, belge, britannique et italien de et avec Rupert Everett. Avec Colin Firth, Colin Morgan, Edwin Thomas, Emily Watson (1 h 45). Sur le Web : www.ocean-films.com/film/the-happy-prince