« Au Tchad ou ailleurs, les hommes de qualité ne craignent pas l’égalité »
« Au Tchad ou ailleurs, les hommes de qualité ne craignent pas l’égalité »
Propos recueillis par Moukhtar Ben Ali (NDjamena)
Amour et sexualité : avoir 20 ans en Afrique de l’Ouest (4). Moukhtar Ben Ali a rencontré Bouchra Ndiaye, fondatrice de l’association Force qui promeut le leadership féminin dans son pays.
Bouchra Ndiaye. / Bouchra Ndiaye
Pour Bouchra Ndiaye, faire avancer la cause des femmes au Tchad est devenu une affaire de famille. Avec plusieurs de ses sœurs dont Hayatte, son aînée, et des amies, elle a cofondé en 2013 l’ONG Force, pour Femmes osant la réussite et le combat pour l’équité.
Avec sa jumelle Yousra, Bouchra, elle a coécrit un essai politique intitulé Le Tchad de nos rêves, paru en 2017 aux éditions de L’Harmattan, à Paris. Chacune avec leur talent, Bouchra et ses sœurs travaillent au renforcement du leadership féminin au Tchad.
Avant de rentrer à NDjamena en décembre 2012, Bouchra a décroché deux masters 2 en économie et gestion et sciences politiques à l’université de Reims. Aujourd’hui âgée de 33 ans, célibataire et sans enfants, elle travaille comme cadre auditrice dans une banque et parle volontiers de son rêve d’un Tchad où toutes les filles seront en pleine possession de leurs droits et pourront choisir leur avenir au même titre que les garçons.
Vous avez 33 ans et êtes célibataire. Ressentez-vous une pression familiale et sociale à vous marier et à faire des enfants ?
Bouchra Ndiayew J’ai fait de longues études et j’ambitionne de faire carrière, mais je ne me suis jamais dit que, pour y arriver, il fallait que je me concentre uniquement sur ma vie professionnelle (rires). Mariage et carrière ne sont pas un jeu à somme nulle. Etant croyante, je pense aussi qu’il y a une part de destin dans tout ce que nous faisons.
Au Tchad, on marie les filles tôt et c’est encore le seul moyen pour beaucoup de filles d’avoir un statut. Heureusement mes parents et grands-parents ont toujours pensé qu’étudier est primordial, tout comme fonder un foyer. Mais se marier avant le bac était tout simplement inconcevable pour eux ! Donc ils ne nous ont jamais mis la pression. J’ai quatre sœurs et un frère. On a tous fait des études supérieures. Ma sœur aînée Hayatte est même devenue la première femme architecte du pays.
Quelle est votre définition de l’émancipation de la femme ?
Un peu partout dans le monde, le statut de femme ou de fille constitue encore un obstacle pour accéder à beaucoup de choses, au niveau personnel, professionnel comme sociétal. Souvent, être une fille empêche de jouir de ses droits les plus basiques tels que l’éducation ou la possibilité de disposer de sa propre vie.
L’émancipation des femmes est pour moi la garantie pour celles-ci de disposer des mêmes opportunités et des mêmes chances que les hommes, pour construire et mener leur vie. Il s’agit d’une question d’équité tout simplement.
Le statut de la femme dans la société tchadienne a-t-il beaucoup évolué entre votre jeunesse et aujourd’hui ? Et pensez-vous qu’il changera encore dans le futur ?
Si je devais comparer l’époque où j’étais lycéenne à aujourd’hui, on peut parler d’une évolution positive. Mais il est important de nuancer en précisant que le cadre légal et législatif évolue beaucoup plus vite que la société elle-même.
Des lois en faveur de l’équité de genre sont régulièrement votées au Tchad. Il y a moins d’un an, par exemple, en mai, une ordonnance du président de la République a institué la parité dans les fonctions nominatives et électives. Initiative que nous, association militant pour la cause des femmes, avons vivement saluée.
Cependant, les lois à elles seules ne peuvent résorber les inégalités qui demeurent entre les femmes et les hommes. Nous devons absolument agir sur les mentalités pour changer la perception même des femmes dans notre société.
Les lois seraient plus efficaces si ceux pour qui elles sont votées et ceux qui sont censés les faire appliquer leur trouvaient un sens, ou mieux, s’ils y croient. Malheureusement, le combat est encore long. C’est ce à quoi s’attellent Force, notre ONG, ainsi que d’autres organisations.
Que pensez-vous des hommes, au Tchad, qui ont peur d’épouser une femme qui veut mener une carrière parce qu’elle serait susceptible de dominer le foyer ?
(Rire) Cette appréhension repose sur un postulat de départ, pas forcément vrai, selon lequel une « femme éduquée » ou « émancipée » est aussi une femme dominatrice. Mais attention, nous voulons l’émancipation dans le respect de nos cultures et traditions. Les femmes, dans la culture tchadienne, ont un rôle à jouer au sein de la famille et il n’est pas question de le délaisser au nom de l’émancipation.
Dans le même temps, pendant que des hommes ont, comme vous le dites « peur » des femmes de carrière, d’autres sont en phase avec cela et soutiennent leur épouse. En matière de mariage, comme ailleurs, tout est une question de préférence.
Au sein de Force nous valorisons des histoires de femmes qui ont réussi à concilier vie professionnelle, vie familiale et vie sociale. Et pour cela, la compréhension et le soutien des époux sont plus que nécessaires. Les hommes ont aussi une partition importante à jouer dans la lutte pour le renforcement du leadership féminin.
Et c’est le lieu de rendre hommage à tous ces hommes qui nous soutiennent et nous accompagnent dans notre engagement. D’ailleurs, au moment du lancement de notre ONG, nous avons été agréablement surprises de voir que, parmi les toutes premières personnes qui nous ont soutenues, il y avait plus d’hommes que de femmes (rires).
Et les « Femmes Fortes » – c’est ainsi que nous aimons appeler les membres de Force – leur rappellent souvent cette édifiante citation : « Les hommes de qualité ne craignent pas l’égalité. »
Pensez-vous que le mariage peut être un obstacle à la carrière d’une femme ?
Absolument pas. On a souvent tendance à opposer mariage et carrière professionnelle, mais je pense qu’avec de la volonté et de l’organisation, on peut tout faire, ou presque.
Pour tordre le cou à cette supposée incompatibilité entre vie maritale et vie professionnelle, nous braquons les projecteurs sur des femmes qui ont relevé le défi. L’élément qui revient le plus souvent lorsqu’on leur demande comment elles ont fait, c’est l’organisation.
J’ajouterais aussi que le choix de son compagnon est très important si on veut allier mariage et carrière professionnelle. Il faut que l’époux soit sur la même longueur d’onde, autrement on pourrait se retrouver à lutter sur plusieurs fronts en même temps.
Une jeune fille ou une femme qui fait carrière a-t-elle les mêmes opportunités de se marier selon vous ?
Il va sans dire que le mariage ne se présente pas à une fille-mère ou à une mère célibataire comme il se présenterait à une jeune fille ou à une femme qui construit sa carrière professionnelle.
Le mariage n’est jamais un acte unilatéral. Il s’agit de concilier deux visions de la vie et ce sont parfois les femmes elles-mêmes qui choisissent de privilégier leur rôle de mère à celui de femme qui travaille.
L’opportunité de mariage pour telle ou telle femme est une question complexe qui fait intervenir plusieurs paramètres.
Quelques mots de conclusion pour vos jeunes frères et sœurs ?
Je crois aux valeurs de paix, de tolérance, d’égalité, de mérite et aux vertus salvatrices du travail. Alors je voudrais tout simplement dire que « le voyage de 2 000 km commence par un pas ». Et que « lorsqu’on marche vers l’impossible, il recule toujours ».
Cette série a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec le Fonds français Muskoka.
Moukhtar Ben Ali, Tchadien de 26 ans, a grandi dans un bidonville de NDjamena. Comptable de formation, il fait partie de WenakLabs, un club de passionnés d’écriture et de bidouillage numérique. Il se considère lui-même comme un geek fou d’informatique qui cherche à expliquer toute la complexité culturelle de son pays, en texte ou en code.
Sommaire de notre série Amour et sexualité : avoir 20 ans en Afrique de l’Ouest
Le Monde Afrique, en partenariat avec le Fonds français Muskoka, a enquêté sur la jeunesse africaine et décidé de lui donner la parole dans une série spéciale. Quatre garçons et quatre filles originaires d’Afrique de l’Ouest et centrale ont débattu à Dakar de leurs rêves et de leurs difficultés. Rentrés chez eux, ils ont écrit sur les sujets qui leur tiennent à cœur.
Présentation de notre série Amour et sexualité : avoir 20 ans en Afrique de l’Ouest
Episode 1 « Quand les filles d’Abidjan prennent le pouvoir sur la drague grâce aux réseaux sociaux »
Episode 2 « Mettre un frein à l’émancipation des Nigériennes, c’est nuire à toute la société »
Episode 3 Etre adolescent et gay au Bénin, c’est vivre caché dans un monde libre
Episode 4 « Au Tchad ou ailleurs, les hommes de qualité ne craignent pas l’égalité »
Episode 5 Au Mali, l’amour impossible de Mariame la noble et Oumar le griot
Episode 6 « Je suis toutes les épouses enfants du monde »