Les juges d’instruction ordonnent un non-lieu dans l’enquête sur l’attentat qui déclencha le génocide au Rwanda
Les juges d’instruction ordonnent un non-lieu dans l’enquête sur l’attentat qui déclencha le génocide au Rwanda
Par Cyril Bensimon
La clôture de cette information judiciaire qui avait provoqué la rupture des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France pourrait contribuer au réchauffement des liens entre les deux pays.
Qui a abattu au-dessus de Kigali au soir du 6 avril 1994 l’avion qui transportait Juvénal Habyarimana, le président rwandais de l’époque, et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira ? Cette brûlante question – l’attentat marqua le point de départ de trois mois d’un génocide qui causa, selon les Nations unies (ONU), 800 000 morts au Rwanda parmi la minorité Tutsi et les opposants Hutu – trouvera-t-elle un jour une réponse ? Celle-ci émergera-t-elle d’un tribunal parisien ?
Rwanda : que s’est-il passé le 6 avril 1994 ?
C’est une enquête impossible, une affaire qui hante la mémoire rwandaise et intègre le faisceau de contentieux qui gangrène les relations entre Paris et Kigali depuis le génocide, auquel il aura servi d’événement déclencheur. Qui a tué le président rwandais Juvénal Habyarimana ? Qui a tiré le missile qui a abattu son avion présidentiel, un Falcon-50 en phase d’atterrissage, dans lequel il arrivait à Kigali en compagnie de son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira, en ce soir de printemps, le 6 avril 1994 ?
M. Habyarimana, issu de la communauté hutu, revenait alors d’un sommet en Tanzanie consacré aux crises rwandaise et burundaise ainsi qu’au processus de négociations engagé avec les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR, à majorité tutsi), mené par Paul Kagame. Après l’annonce de l’attentat, le représentant du Rwanda à l’Organisation des Nations unies (ONU) déclara que les deux présidents « avaient été assassinés par les ennemis de la paix ». Le ministère de la défense rwandais affirma que l’avion avait été « abattu par des éléments non identifiés ».
L’événement reste inexpliqué mais, déjà, l’engrenage meurtrier se met en route. Dès le lendemain de l’attentat, le premier ministre hutu modéré, Agathe Uwilingiyimana, dix casques bleus belges de la Minuar chargés de sa protection et plusieurs ministres de l’opposition sont tués. Puis les massacres commencent. A grande échelle. Les milices hutu Interahamwe et les Forces armées rwandaises (FAR) massacrent méthodiquement les populations tutsi. Des hommes, des femmes et des enfants sont exterminés à coups de machettes dans tout le pays. Les opposants hutu au parti de Habyarimana, le président assassiné, sont également décimés.
La population, encouragée par les autorités et des médias, dont la tristement célèbre Radio-Télévision libre des mille collines (RTLMC), prend largement part aux massacres, aux viols et aux pillages. En juillet 1994, le génocide a fait 800 000 morts, selon les chiffres de l’ONU. Plus de vingt-quatre ans plus tard, toute la lumière n’a pas été faite sur l’épisode qui a déchaîné les tueries et relancé la guerre civile.
La perspective que le mystère autour de ce crime jamais revendiqué soit levé devant la justice française n’est pas totalement refermée mais depuis le 21 décembre et l’ordonnance de non-lieu rendue par les juges d’instruction du pôle antiterroriste, celle-ci s’est une nouvelle fois éloignée.
Plus de vingt ans après l’ouverture de cette enquête consécutive à la plainte des familles de l’équipage français du Falcon 50 présidentiel, les magistrats Jean-Marc Herbaut et Nathalie Poux ont estimé ne pas disposer de « charges suffisantes » pour renvoyer devant une cour d’assises les huit Rwandais sous mandat d’arrêt, dont sept cadres ou proches du pouvoir actuel, soupçonnés d’être impliqués dans l’attentat. La décision était annoncée depuis que le parquet du tribunal de grande instance de Paris avait requis en ce sens le 10 octobre.
La suspicion d’une justice sous tutelle
Ce nouvel épisode ne signifie pas pour autant la fin du feuilleton judiciaire qui empoisonne les relations entre Kigali et Paris. En dépit d’« une forme de résignation des magistrats face à l’impossibilité d’obtenir la collaboration du Rwanda », Philippe Meilhac, l’avocat de la veuve du président Habyarimana, également partie civile, a confirmé, mercredi 26 décembre au Monde, son intention de faire appel « dans les prochaines heures ».
L’ordonnance de non-lieu a de quoi réjouir les tenants du pouvoir à Kigali – Léon-Lef Forster, l’un des avocats de l’Etat rwandais, considère qu’il s’agit d’« une étape importante ». Mais aussi à Paris. Il y a quelques mois, une source diplomatique engagée dans le rapprochement diplomatique avec le Rwanda – dont le fait le plus saillant fut l’élection, en octobre, de la ministre rwandaise des affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie, à la suite d’une suggestion française – confiait que « la justice est une source de complication et la difficulté est de convaincre les Rwandais que celle-ci agit indépendamment du politique ».
La suspicion d’une justice sous tutelle n’a cessé de polluer cette information judiciaire ouverte en 1998 pour « assassinat et complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme ».
Lorsqu’en 2006, le juge Jean-Louis Bruguière désigne Paul Kagame, chef rebelle à l’époque des faits, comme « le cerveau » de l’attentat et lance des mandats d’arrêt contre des dignitaires rwandais, Kigali dénonce aussitôt une volonté de Paris de maquiller ses propres responsabilités dans le génocide et rompt les relations diplomatiques. Deux ans plus tard, le rapport de la Commission Mucyo, du nom de son président, apparaît alors comme la réponse directe du Rwanda aux orientations prises par l’enquête française. Celui-ci incrimine lourdement treize dirigeants, dont François Mitterrand, ainsi que vingt militaires français et laisse planer la menace de poursuites judiciaires.
« Dissociation entre le ministère public et l’instruction »
Dans ce contexte de tensions croissantes, deux séquences bien distinctes apparaissent comme des tournants essentiels. La première remonte à novembre 2008 lorsque Rose Kabuye, la cheffe du protocole de M. Kagame, est interpellée en Allemagne, transférée en France puis libérée.
Alors que l’élection de Nicolas Sarkozy avait déjà laissé augurer un changement de ton, la manœuvre fut préparée conjointement entre les deux présidences pour permettre au Rwanda d’avoir ainsi accès au dossier d’accusation. « C’est à ce moment qu’on a senti s’opérer la dissociation entre le ministère public et l’instruction », relate l’avocat Philippe Meilhac.
Le second moment de basculement intervient lorsque est révélé début 2012 le rapport d’expertise des juges Marc Trévidic et Nathalie Poux. S’appuyant sur des analyses balistiques et acoustiques, les premières investigations menées à Kigali déterminent que le tir du missile qui a abattu l’avion de Juvénal Habyarimana « a pu avoir lieu depuis le camp de Kanombé », là où se trouvait un casernement de la garde présidentielle.
Les magistrats français ne concluent pas à un crime des extrémistes hutu qui prirent le contrôle de l’Etat et lancèrent les massacres aussitôt après l’attentat mais leurs investigations affaiblissent la thèse de M. Bruguière selon laquelle Paul Kagame aurait sacrifié les Tutsi de l’intérieur pour parvenir au pouvoir.
Après plus de vingt ans d’enquête, aucune certitude n’a été établie sur les auteurs et les commanditaires de l’événement qui donna le coup d’envoi du génocide. Les avancées ou blocages de la justice ont en revanche été tout au long de ces années un thermomètre précis de l’état des relations franco-rwandaises.