« Chaos reigns » (le chaos règne) titre le journal gratuit londonien « City AM », mercredi 16 janvier, au lendemain de l'échec de l'accord avec l’Union européenne. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Mercredi 16 janvier au matin, aux abords du palais de Westminster qui abrite les deux Chambres du Parlement britannique de Londres, il ne restait pas grand-chose de l’agitation de la veille. Les centaines de manifestants europhiles et europhobes venus manifester, pour des raisons diamétralement opposées, leur hostilité à l’accord négocié par Theresa May et rejeté dans la soirée par les députés britanniques, avaient repris le cours ordinaire de leurs jours. Pas de trace des drapeaux, des pancartes, des déguisements grotesques arborés alors par les uns et les autres. Pas d’écho de slogans non plus, mais les visages résignés d’employés pressés, gravissant les premières heures d’un jour de plus au temps incertain du Brexit.

Accoudé au minuscule comptoir du café franchisé Nero de la station de métro Westminster, sir Anthony Seldon a la mine défaite, son gobelet de café en carton à la main, les yeux rivés dans la grisaille de janvier. Historien, commentateur prolixe célèbre pour ses analyses sur la politique britannique, sir Seldon arbore l’apparence chiffonnée et distingué d’un intellectuel pas tout à fait à l’aise dans son époque.

« La moins pire des options ? Se jeter dans la Tamise ! »

« L’échec d’hier est une très mauvaise nouvelle pour le Royaume-Uni, regrette-t-il. Si l’idée de rester dans l’Union européenne avait été mieux défendue par nos responsables politiques, nous ne serions pas en train de quitter l’Union aujourd’hui. Nous avons rejoint le projet européen alors que nous étions l’homme malade de l’Europe et, aujourd’hui, nous sommes une des économies les plus fortes du monde. »

Sir Anthony Seldon, vice-chancelier de l'université de Buckingham, historien contemporain, commentateur et biographe des premiers ministres britanniques, espère que les Français se rappelleront que beaucoup de Britanniques sont dévastés par la perte de leurs cousins européens. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Et maintenant ? Risque d’un no deal ? Possibilité d’un nouveau référendum ? Sir Anthony Seldon, auteur de biographies de référence de Margaret Thatcher, Tony Blair ou David Cameron ne voit aucune raison de se perdre en conjecture, pour lui, la situation est de toute manière désespérée. « La moins pire des options ? Tous se jeter dans la Tamise ! », lance-t-il, en désignant d’un mouvement élégant du poignet le pont tout proche de Westminster.

« On ne peut vraiment pas faire de plans »

Westminster, Embankment, Temple, Blackfriars, Mansion House. Monument. A cinq stations à l’est, commence la City, le centre financier de la capitale britannique ou les teintes argentées du ciel s’accordent à merveille aux façades de pierre de taille. Au pied du bâtiment qui abrite le cabinet de recrutement où ils travaillent, Thomas Li, 27 ans, Polonais, Kevin Marius, 31 ans, Français et Mark Winkler, 24 ans Danois, terminent leurs cigarettes. La première d’une journée marquée par le doute. Les trois hommes, Londoniens du continent, sont venus faire carrière ici, attirés par les opportunités professionnelles de la ville.

Le Polonais Thomas Li, le Français Kevin Marius, et le Danois Mark Winkler (de gauche à droite) travaillent dans le recrutement dans la City, le centre financier de la capitale britannique. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

« Ce matin, c’est “business as usual”, mais le vote d’hier renforce ce climat d’incertitude qui n’est vraiment pas bon pour les affaires », regrette M. Winkler. Et pour cause, leur cabinet de recrutement examine des profils internationaux pour des emplois qualifiés au Royaume-Uni, une activité intimement dépendante de la fluidité des relations entre le pays et son voisinage européen. « La perspective d’un no deal pourrait avoir des conséquences vraiment catastrophiques pour l’économie, et l’idée d’un second référendum est encore très incertaine, insiste M. Winkler. On ne peut vraiment pas faire de plans, on continue à travailler et on verra bien ce qui se passera ensuite. »

Pour son collègue français, Kevin Marius, « les emplois dans cette entreprise sont clairement menacés. Mais bon, nous sommes mobiles. S’il n’est plus possible de rester à Londres, j’ai prévu de m’expatrier au Canada. » Il a quitté la France il y a quatre ans avec l’espoir de ne plus jamais y retourner vivre.

Dans une voiture du District Line, entre Westminster et l'est de Londres, le 16 janvier. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

« Il faut mettre le Brexit entre parenthèses »

A l’est de la City, sur District Line, Aldgate East est la station la plus proche de la fameuse Brick Lane, foyer historique de la population bengalaise dans l’ancienne capitale de l’Empire britannique, dans un quartier qui a déjà très largement engagé son processus de gentrification.

Les curry houses typiques du quartier, ont vu se développer à leurs côtés des petits restaurants de street food adaptés aux goûts et à la bourse de trentenaires créatifs et précaires. Mais l’identité bangladaise n’a pas disparu, et sa mémoire tient aussi à la volonté de rester de la part de certains propriétaires de commerces, comme Jamal Khalique, 47 ans, dont la famille, originaire des Indes britanniques, s’est installée dans la rue en 1936.

Son supermarché, le Taj Store, spécialisé dans les produits du sous-continent indien, est toujours là et, héritier d’une longue dynastie, M. Khalique en assure la gérance. « A l’époque du référendum, j’étais déjà vraiment pour rester dans l’Union européenne, se souvient-il. Le pays allait très bien, quel intérêt de tout secouer comme ça ? Maintenant, nous, les Britanniques, nous traversons une période sombre. »

Jamal Khalique dans son Taj Stores, dans l’ancien quartier bangladais de Brick Lane, à l’est de Londres, le 16 janvier. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Jamal Khalique estime que le vote de la veille donne l’occasion de revenir en arrière : « Il faut que nos politiciens trouvent moyen d’arrêter le processus. Pas besoin d’un second référendum, ce serait encore le chaos. Il faut juste qu’ils mettent le Brexit entre parenthèses, on ne peut pas filer vers l’inconnu comme ça. En tant que commerçant, je n’investis plus, personne n’investit plus, et les gens ne consomment pas, car ils sont trop préoccupés. Il nous faut un peu de stabilité, on a besoin de ce projeter dans l’avenir. »

Theodora Christou, 40 ans, enseignante, spécialiste de droit transnational à l’université Queen Mary, de Londres, le 16 janvier. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

« Les gens doivent choisir en pleine conscience »

A deux stations de métro de là, à Mile Lane, toujours sur District line, se trouve le campus de l’université Queen Mary, de Londres. C’est là qu’enseigne Theodora Christou, 40 ans, spécialiste de droit transnational. Pour Mme Christou, citoyenne britannique et chypriote, le vote de la veille était un signal qui a montré qu’il fallait changer de direction : « J’estime que la seule solution à présent est un nouveau vote populaire. Et ce n’est pas un signe de dédain pour l’opinion majoritaire qui s’est exprimée, il s’agirait, au contraire, de lui faire justice. Toute la campagne du “leave” était cousue de mensonges. Maintenant, les gens doivent choisir en pleine conscience. »

Amani Lahmani, 20 ans, originaire de Dagenham, l'un des seuls quartier de Londres à avoir voté pour le Brexit lors du referendum de 2016. Elle est étudiante en mathématiques à l’université Queen Mary, le 16 janvier. / ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

L’idée que tout n’est pas perdu est partagée par Amani Lahmani, 20 ans, native du quartier populaire de Dagenham, un des rares districts de Londres où l’on a voté pour quitter l’Union. Pour Mme Lahmani, le temps est venu pour le Royaume-Uni de revenir vers l’Europe : « J’ai voté “remain” pour des préoccupations liées à l’économie du pays. Après le vote d’hier, je me dis que tout ce chaos, toute cette incertitude, donne une bonne opportunité aux responsables politiques pour faire machine arrière. Un nouveau référendum serait une bonne solution, car je suis convaincue que beaucoup de personnes qui ont voté “leave” ont changé d’avis. » Et de nuancer : « Mais je dis ça de Londres. Et honnêtement, Londres, ce n’est pas le pays. »