HERGÉ-MOULINSART 2019

La première voiture de la collection est tirée de la scène finale des Cigares du pharaon (1934). Alors que le jeune fils du maharadjah de Rawhajpoutalah vient d’être enlevé par « deux hommes en auto », Tintin, Milou et les Dupondt s’embarquent à bord d’une puissante voiture rouge appartenant à l’altesse pour tenter de rattraper les ravisseurs. L’accélération de Tintin est si brutale que les détectives sont éjectés et tombent brutalement en arrière, les quatre fers en l’air.

Le bolide, piloté de main de maître par le héros sur une route à flanc de montagne, ne tarde pas à gagner du terrain sur la voiture des bandits, qui s’écrase en contrebas : « Oh ! Les malheureux ! Ils auront dérapé dans le virage… », remarque Tintin, avant de s’apercevoir qu’il s’agit d’une ruse. Victorieux, il ramènera le fakir ligoté sur le capot de son bolide, signe que la mécanique moderne l’emporte sur la magie héritée d’un autre âge.

De quelle voiture s’agit-il ? Faute de correspondre en tout point à un modèle précis, le véhicule rouge est semble-t-il un compromis entre une Amilcar de course, une Bugatti Type 35, et surtout une Alfa Romeo P3 de 1934 dont la fiche technique apporte une série de détails probants qui permettent d’attribuer la puissante et sans doute fort coûteuse voiture de l’altesse indienne. Hergé, à plusieurs reprises, a introduit des bolides analogues, remplissant des fonctions diverses.

« Véhicule simple et pratique »

Dès Tintin au pays des Soviets, il semble que le bolide en noir et blanc permettant à Tintin d’échapper à ses poursuivants de la Guépéou soit une Amilcar proche de la future voiture du maharadjah. Tintin la vole à son propriétaire qui était en train de la réparer : curieusement, cette réparation interrompue n’empêche pas le héros de filer à vive allure et de s’exclamer : « Dans quelques heures, nous sommes à Moscou ! » Zigzaguant au milieu de multiples obstacles, ralenti par une panne d’essence puis par une crevaison, Tintin qualifie l’auto de « véhicule simple et pratique », alors même qu’il s’agit déjà d’une voiture de course.

On retrouve un modèle assez proche avec l’engin dans lequel Bobby Smiles, le chef de la bande des gangsters de Chicago, prend la fuite dans Tintin en Amérique. Bugatti Type 37, la voiture de Smiles, seulement vue de dos et de trois quarts, ne donne pas cette fois lieu à une course-poursuite : dans une seule case, on voit le gangster s’enfuir en lançant un « Good bye ! » ironique aux policiers et à Tintin laissés au bord de la route. Il part à une telle vitesse qu’il est hors de question de le poursuivre.

La route d’un côté, de l’autre les rails : nombre d’albums décriront les trajectoires et les intersections périlleuses de ces deux grandes figures de la vitesse moderne.

C’est un bolide à l’état pur, il quitte la case sans qu’aucune description de vitesse comparée puisse être esquissée. Dans la bande suivante, occupant la même position, on voit une locomotive lancée sur les rails, roulant cette fois vers le lecteur. La route d’un côté, de l’autre les rails : nombre d’albums décriront les trajectoires et les intersections périlleuses de ces deux grandes figures de la vitesse moderne.

Comme souvent, les Dupondt, eux, ont un temps de retard. Dans Le Sceptre d’Ottokar, ils sont déjà victimes d’une brutale accélération. Alors même qu’ils se disent prêts à poursuivre ceux qui ont fait éclater une bombe dans l’appartement du jeune reporter, ils se font éjecter du siège arrière de la moto. En comparaison, Milou, d’abord fort inquiet face à la vitesse de l’auto dans Tintin au pays des Soviets, déclare qu’il finit par s’y habituer. Lors de la poursuite du fakir et du Grand Maître sur la route escarpée, il arbore un air intéressé. Bientôt, il va conduire une petite voiture.

Une course de petites voitures

Un autre bolide rouge joue un rôle significatif dans les aventures de Tintin. Il a la particularité d’être lui-même miniature. Dans Tintin au pays de l’or noir, lorsqu’on apprend à l’émir Ben Kalish Ezab que son fils Abdallah a disparu, on voit dans les jardins du palais « la petite auto » que son père lui a offerte « à l’occasion de son sixième anniversaire ». « Elle a été brutalement poussée sur le côté, comme l’indiquent les traces laissées par les pneus… », explique Tintin, qui joue les détectives. Contrairement aux autres bolides rouges, c’est une voiture à l’arrêt, victime d’un accident qui se révèle être lui aussi un kidnapping. Il s’agit d’une Bugatti Type 52 dite « Baby ». C’est la voiture modèle réduit du gangster Bobby Smiles.

Hergé, d’un album à l’autre, conçoit les voitures adultes comme les répliques, grandeur nature, des modèles réduits destinés aux enfants, et non l’inverse.

Tout un petit monde est ici créé par Hergé. Le fait que Milou, tout heureux, s’installe au volant du véhicule abandonné suggère un monde à échelle réduite, comme si le braquage de la voiture du prince était le fait de vilains garnements jouant à la voiture dans le jardin du palais, et non celui de sinistres ravisseurs. Le modèle de petite voiture offerte par l’émir à son fils est suffisamment proche de l’Alfa Romeo P3 du prince indien pour indiquer qu’Hergé, d’un album à l’autre, conçoit les voitures adultes comme les répliques, grandeur nature, des modèles réduits destinés aux enfants, et non l’inverse.

Entre le petit prince espiègle enlevé et le prince adulte à qui l’on a enlevé son fils s’établit ainsi une forme de circulation qui transforme la poursuite finale des Cigares du pharaon, apparemment inquiétante et tragique, en course de petites voitures.

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