A Tunis, le combat des lanceurs d’alerte face à l’impunité judiciaire
A Tunis, le combat des lanceurs d’alerte face à l’impunité judiciaire
Par Mohamed Haddad (Tunis)
Des associations se mobilisent pour éviter que des personnalités sanctionnées pour malversations financières n’échappent à la justice et reviennent aux affaires publiques.
La volonté officiellement proclamée de moraliser la vie publique va-t-elle faire les frais de la compétition électorale en Tunisie ? Alors que le pays s’apprête à reprendre le chemin des urnes – parlementaires et présidentielle – en fin d’année, la quête de soutiens politiques et financiers s’emballe dans des conditions qui inquiètent les lanceurs d’alerte. L’attention se focalise notamment sur la rivalité qui s’envenime entre les deux têtes de l’exécutif, le président de la République Béji Caïd Essebsi et le chef de gouvernement Youssef Chahed. Chacun s’étant récemment illustré en prenant des initiatives controversées.
Le 22 décembre, alors que la Tunisie vivait au ralenti à cause d’une grève générale décrétée par le puissant syndicat UGTT, M. Chahed réunissait avec ses ministres pour demander à l’Union européenne (UE) de lever le gel des biens de Marouane Mabrouk, le gendre de Ben Ali, au motif qu’il convient d’encourager les investisseurs tunisiens.
Le groupe familial Mabrouk est un acteur économique incontournable en Tunisie. Actionnaire majoritaire de la première banque du pays – la BIAT –, il détient la concession Mercedes et la licence d’Orange Tunisie, filiale de l’opérateur français, que la justice tunisienne soupçonne d’avoir versé des pots-de-vin pour récupérer le marché face à un concurrent turc dans les années 2000.
Recyclage d’anciens du régime
L’association I Watch, qui a révélé l’existence de la requête gouvernementale, a appelé les députés tunisiens à s’y opposer. Au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) circule une pétition demandant aux élus européens de refuser la levée des sanctions frappant M. Mabrouk. Au lendemain de la révolution de 2011, celles-ci avaient visé quarante-huit membres du clan de l’ex-autocrate Ben Ali et de son épouse, Leïla Trabelsi.
Pour sa part, le président Essebsi avait choisi le 10 décembre, journée internationale des droits humains, pour amnistier Borhène Bsaies. Cet ancien propagandiste de Ben Ali devenu responsable politique au sein de Nidaa Tounès, le parti fondé par l’actuel chef de l’Etat, avait été condamné en 2018 par la justice à deux ans de prison ferme – peine confirmée en appel – pour des faits de corruption aggravée et d’emploi fictif remontant à la période pré-2011.
« C’est une insulte à la justice ! », dénonce Ahmed Souab juge administratif à la retraite devenu avocat. M. Souab se prête lui aussi au jeu des dates puisqu’il choisit le 14 janvier, jour anniversaire de la révolution de 2011, pour annoncer qu’il porte plainte contre le président Essebsi auprès du tribunal administratif – mandaté en cela par des organisations de la société civile. L’affaire est une première. M. Souab veut faire annuler l’amnistie spéciale octroyée à Borhène Bsaies.
Ce dernier, ancien enseignant d’éducation civique, avait perçu des salaires et avantages en nature au sein d’une société de télécommunication publique où il n’avait jamais travaillé. Ces rétributions lui étaient versées pour des services d’une tout autre nature : défendre le régime de Ben Ali à l’intérieur et, surtout, à l’extérieur du pays. Pour les Tunisiens, son nom évoque l’image d’un homme défendant corps et âme sur des chaînes de télévision un dictateur en fin de règne, et ce jusqu’aux ultimes moments avant sa fuite. Après la révolution, il a débuté une traversée du désert avant de revenir sous les projecteurs lors d’un mea culpa télévisé où il est apparu affaibli et amaigri. Puis Nidaa Tounès l’a « recyclé » au plus haut niveau du parti. Cette opération exceptionnelle d’amnistie, décidée contre l’avis du ministère de la justice, s’inscrit dans une longue liste d’accommodements avec l’impunité judiciaire au plus haut sommet de l’Etat, et notamment au profit des figures de l’ancien régime.
« Faire bouger les lignes »
Ces affaires, où la société civile cherche à contrer le retour des anciens sur la scène publique, ont défrayé la chronique quelques jours après l’expiration, le 31 décembre 2018, du mandat de l’Instance Vérité et Dignité (IVD). Pendant cinq ans, l’IVD était chargée de conduire la justice transitionnelle et la reddition des comptes du régime déchu, mais elle n’a jamais cessé d’être entravée dans son travail. Entre autres obstacles, le chef de l’Etat avait inspiré une loi dite de « réconciliation administrative » qui permettait d’amnistier les cadres de l’Etat ayant prêté leur concours aux malversations du régime de Ben Ali. Le champ d’application de cette loi empiétait sur les prérogatives de l’IVD. Aucun représentant du pouvoir exécutif ni de l’Assemblée n’était présent lors de la cérémonie de clôture des travaux de l’IVD, illustration de la méfiance que suscitait cette dernière au plus haut niveau de l’Etat.
Alors que la justice transitionnelle s’enlise, la résistance contre l’impunité est aujourd’hui orchestrée par des associations. L’organisation I Watch, créée pendant la ferveur révolutionnaire en 2011, s’est ainsi spécialisée dans la lutte contre la corruption et le gaspillage des deniers publics. C’est une adepte du « naming and shaming », littéralement « nommer et faire honte ». Autre pôle de cette mouvance, l’association Al-Bawsala (« la boussole »), dont les équipes parcourent les couloirs de l’Assemblée depuis 2012 pour surveiller la fabrique de la Constitution, puis des lois. Deux organes de presse en ligne, Nawaat et Inkyfada, adeptes d’un journalisme d’investigation offensif, complètent ce paysage des lanceurs d’alerte où s’illustrent aussi des individualités comme Ahmed Souab, l’ex-juge qui vient de porter plainte contre le président Essebesi. « Il faut, dit-il, faire bouger les lignes, prendre des risques et faire évoluer la jurisprudence. »