Elections européennes : le grand casse-tête des publicités politiques ciblées
Elections européennes : le grand casse-tête des publicités politiques ciblées
Par Damien Leloup
Législations différentes, campagnes d’influence, délais réduits… les publicités politiques en ligne sont l’un des enjeux majeurs des élections de mai prochain.
Il faut faire plus, et plus vite : c’est le message qu’a adressé mardi 29 janvier la Commission européenne aux grandes entreprises du numérique, et plus particulièrement à Facebook, Twitter et Google. A quatre mois des élections européennes de mai, la Commission, tout en saluant les efforts de ces entreprises, s’inquiète de progrès insuffisamment rapides dans les programmes de lutte contre la désinformation.
Au cœur des discussions qui ont lieu entre l’Union européenne et les géants du Web se trouvent notamment les publicités politiques. Le sujet est particulièrement sensible en Europe depuis le référendum de 2016 sur le Brexit : durant la campagne, de très nombreuses publicités mensongères et ciblées, souvent publiées par des prête-noms, avaient envahi les fils des électeurs britanniques. Le scandale Cambridge Analytica, du nom de cette entreprise qui avait collecté illégalement des informations personnelles sur de très nombreux électeurs pour leur adresser des publicités ciblées, a montré au printemps 2018 l’étendue des méthodes utilisées par certains partis et groupes pour tenter d’influencer les électeurs par le biais de publicités ciblées.
A l’approche des élections européennes, la Commission et de nombreux observateurs s’inquiètent d’éventuelles tentatives de déstabilisation ou d’influence qui pourraient entacher le scrutin, dans certains pays ou au niveau de l’Union. Pour compliquer encore le sujet, les législations nationales varient énormément d’un pays à l’autre. La France dispose de la législation la plus contraignante en la matière : les publicités ciblées en ligne sont tout simplement interdites durant la campagne officielle. En Allemagne, où les lois sur la protection des données sont très strictes, ces publicités sont autorisées, à condition qu’elles ne soient pas contraires aux principes constitutionnels. Dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni ou certains pays de l’est de l’Europe, les règles sont quasi inexistantes.
Comment fonctionnent les publicités politiques ciblées ?
Les publicités politiques sur Google, Facebook ou Twitter fonctionnent globalement selon les mêmes principes que les publicités « classiques ». L’annonceur choisit, selon une multitude de critères, auprès de qui il souhaite que son message s’affiche. En fonction des législations nationales, il peut être possible de choisir de cibler uniquement les femmes ou les hommes, les personnes d’une certaine tranche d’âge, d’une certaine tranche de revenu estimé, les personnes ayant liké telle ou telle page…
Les possibilités sont infinies, et ces outils permettent de publier des messages conçus pour une démographie électorale très spécifique. Ce qui a posé d’importants problèmes, en 2016, lors de l’élection présidentielle américaine : l’analyse des messages publiés par l’agence russe IRA montre qu’elle avait spécifiquement visé l’électorat afro-américain, traditionnellement favorable aux démocrates, pour le dissuader de se rendre aux urnes.
Facebook propose également d’autres outils de ciblage très appréciés des partis politiques, comme celui qui permet de trouver des « audiences similaires » : il permet d’extrapoler, à partir par exemple des utilisateurs qui ont liké la page d’un parti, des personnes qui ont des profils « similaires ». Le parti d’extrême droite allemand Alternativ für Deutschland (AfD) s’est notamment vanté d’avoir utilisé cette fonctionnalité lors des législatives de 2018, pour créer plusieurs « groupes démographiques » de sympathisants potentiels : hommes de moins de 30 ans, mères de familles… Des publicités spécifiques leur étaient alors proposées.
Ces publicités sont-elles vraiment efficaces ?
C’est une question complexe. Les conclusions de la vaste majorité des chercheurs qui se sont penchés sur le sujet peut se résumer par « cela dépend ». La publicité politique a un effet sur les électeurs, mesuré par de nombreuses études depuis les années 1950, mais il est particulièrement difficile à quantifier – notamment parce que de très nombreux facteurs entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de choisir un bulletin de vote, et que les publicités sont aussi vues dans un contexte, dans lequel les médias, l’entourage et bien d’autres éléments jouent un rôle.
La publicité ciblée possède cependant un avantage particulier. Comme l’explique notamment la chercheuse britannique Kathleen Hall Jamieson dans un livre paru fin 2018, Cyberwar (non traduit) :
« La plupart des citoyens sont assez résistants à la communication politique (…). Mais les indépendants, les personnes qui ne sont pas à l’aise face au choix qui s’offre à elles, et celles qui se décident à la dernière minute, y sont plus sensibles. »
Or les options de ciblage proposées par les géants du Web permettent précisément de s’adresser, pour un coût modique, à ces personnes plus « vulnérables ».
Qui utilise des publicités en ligne ?
Dans les pays où la publicité politique en ligne est autorisée, son utilisation varie grandement d’un parti à l’autre. Certaines constantes semblent cependant se dégager : les plus petits partis sont ceux qui investissent le plus dans ces publicités bon marché par rapport à des spots télévisés, et qui leur permettent de cibler précisément leur électorat. Les dépenses de publicités politiques en Estonie, compilées par le Comité de surveillance du financement des partis politiques, montrent que les partis utilisent en moyenne 16 % de leur budget en ligne. Mais ce chiffre cache d’importantes disparités entre les « grands » partis parlementaires historiques et les formations plus récentes. Les deux formations écologistes du pays dépensent ainsi… 100 % de leur budget publicitaire en ligne.
Le tarif abordable de ces publicités n’est pas la seule raison pour laquelle les « petits » partis privilégient ce mode de communication. Ces publicités ciblées sont aussi très efficaces pour les formations politiques et les ONG qui se concentrent sur une problématique particulière, comme les écologistes. Ces publicités ont aussi été largement utilisées ces dernières années par les formations politiques d’extrême droite en Europe ; l’AfD, le parti d’extrême droite allemand qui a fait campagne presque exclusivement sur l’immigration lors des législatives de 2018, a ainsi largement investi dans les publicités ciblées sur Facebook et Google.
Que changent les nouvelles règles annoncées par Facebook et Google ?
Facebook et Google ont annoncé cette semaine de nouvelles règles très proches, déjà discutées l’an dernier avec la Commission européenne. Les annonceurs politiques devront désormais s’enregistrer auprès de Facebook et Google, leurs publicités seront assorties d’une mention indiquant qui les a financées, et une archive publique permettra à tous les internautes de consulter toutes les publicités diffusées dans le pays. Sur Facebook, uniquement, ces règles concerneront aussi les publicités dites « sociétales », qui n’appellent pas à voter pour un candidat ou un parti mais qui portent sur des thématiques de société. Ces règles sont en tous points similaires à celles qui ont été mises en place aux Etats-Unis par Facebook, Google et Twitter après la campagne électorale de 2016.
L’une des principales conséquences de cette évolution sera de limiter l’efficacité des « dark ads ». Cette expression désigne schématiquement les publicités ciblées qui sont totalement invisibles pour la majorité des utilisateurs, et qui sont donc difficilement détectables par les autres partis politiques, les journalistes et les régulateurs. Lors de la campagne américaine de 2016, la vaste majorité des publicités diffusées par les agents russes, tout comme certaines campagnes républicaines visant les électeurs traditionnels du parti démocrate, étaient ainsi passées inaperçues pendant plusieurs mois.
Ces outils de transparence sont cependant loin d’offrir des garanties totales. Au Royaume-Uni, où ils ont déjà été mis en place, ils n’ont pas empêché plusieurs groupes tant pro qu’anti-Brexit de dépenser plusieurs centaines de milliers d’euros en publicités sur Facebook, sans que l’on sache précisément d’où venait l’argent, ni qui animait ces groupes.
Pourquoi la Commission européenne estime-t-elle que c’est insuffisant ?
Dans son point d’étape qui a eu lieu ce 29 janvier, la Commission européenne a estimé que les efforts des grandes plates-formes allaient dans le bon sens, mais que les progrès n’étaient pas assez rapides. « Compte tenu de la proximité des élections européennes, les progrès accomplis dans la lutte contre la désinformation sont les bienvenus. Nous devons pourtant aller plus loin et plus vite avant le mois de mai. Nous ne voulons pas nous réveiller au lendemain des élections avec l’impression que nous aurions dû faire davantage », a déclaré le commissaire européen Julian King, chargé de la sécurité pour l’Union en matière de terrorisme et de crime. L’une des principales critiques de l’Union européenne porte sur les délais : Google a annoncé que ces nouvelles règles seraient mises en place « en mars », et Facebook fera de même fin mars. Un délai jugé trop long.