Yannick Agnel : « Mon corps était mon outil de travail »
Yannick Agnel : « Mon corps était mon outil de travail »
Propos recueillis par Elisabeth Pineau
Le double champion olympique de natation, retiré des bassins depuis plus de deux ans, évoque son rapport au sport, et au corps.
Yannick Agnel lors de la 29e rencontre internationale de Canet-en-Roussilon, les 8 et 9 juin 2016. / STEPHANE KEMPINAIRE / KMSP/DPPI
En 2012, à Londres, Yannick Agnel était sacré champion olympique à deux reprises (sur 200 m nage libre et avec le relais 4 × 100 m). Aujourd’hui âgé de 26 ans, retiré des bassins et installé à Paris, il partage son expérience lors de conférences, s’est investi dans l’e-sport en parrainant une académie à Marseille, monte actuellement une entreprise de cosmétiques avec sa compagne, et écrit une fiction avec un auteur jeunesse. « Je me suis cherché. J’ai été tellement individualiste pendant ma carrière que maintenant, j’ai envie de mener à bien plein de projets avec d’autres », résume-t-il pour justifier cette boulimie. Il évoque le rapport qu’il a entretenu avec son corps, « une mécanique de précision », jusqu’à sa retraite, au lendemain des Jeux de Rio, en 2016. Il est le grand témoin du Forum Sport & Santé organisé le 31 janvier aux Thermes de Balaruc-les-Bains (Hérault) par Le Monde en partenariat avec Sète Agglopôle Méditerranée.
Quand on est nageur de haut niveau, quel rapport entretient-on avec son corps ?
Un rapport personnel, très individuel. On a beau se balader toute la journée nu, ou quasiment, je n’ai jamais été particulièrement fier de mon corps et enclin à l’exhiber. Je trouvais que je n’étais pas taillé comme Adonis, même si ce n’était pas un complexe non plus. Quand j’étais nageur, mon corps était tout simplement mon outil de travail. C’est autant une machine de guerre qu’une mécanique de précision. Il y a un côté assez tribal, c’est sans doute la raison pour laquelle autant de nageurs portent des tatouages.
Comme tout athlète, on est complètement à l’écoute de son corps. D’un jour à l’autre, on est capable de dire si on se sent bien ou pas, si ça va être une bonne journée ou non. Comme une formule 1, il faut procéder à des petits réglages : des bras, de la main, etc.
Au quotidien, appréhende-t-on la blessure ?
Non, ça n’a jamais été mon cas. Je ne dis pas que je n’en ai pas eu : la blessure classique du nageur, c’est la tendinite à l’épaule, parce que c’est un mouvement qu’on répète des dizaines de milliers de fois dans notre vie. J’en ai eu pas mal, soignées avec un peu de repos et des visites chez l’ostéopathe. Mais en plus de dix ans de carrière, j’ai été plutôt épargné par les blessures en général. Et j’ai eu la chance de ne pas avoir à m’arrêter à cause de l’une d’elles.
Mais quand on s’entraîne énormément, quand on n’est pas en surentraînement mais presque, nos défenses immunitaires sont relativement basses et c’est beaucoup plus compliqué de ne pas tomber malade, simplement parce qu’on est à la merci de n’importe quoi. D’ailleurs, depuis que j’ai arrêté, je ne suis pas tombé malade. Par contre, la condition sine qua non pour être sportif de haut niveau et durer, c’est la prévention des blessures.
Concrètement, en quoi cela consiste-t-il ?
Avant et après les séances d’entraînement, ça veut dire procéder à des étirements, et pendant l’entraînement, avoir une technique qui soit suffisamment pérenne et non violente pour pouvoir durer dans le temps. Il y a quelques années, les carrières se terminaient aux alentours de 25 ans. Aujourd’hui, à 30 ans, quasiment tous les nageurs sont encore compétitifs.
Quand on voit Roger Federer et sa technique relativement pure, ce n’est pas étonnant qu’il dure aussi longtemps et qu’il ne soit quasiment jamais blessé. Parce qu’il n’a pas à forcer, sa technique n’est pas traumatisante. C’est la même chose avec la natation. Certaines postures nous permettent d’être beaucoup moins traumatisés, même si on n’est pas dans un sport « choquant » : la natation est d’ailleurs un sport relativement recommandé en matière de santé publique.
La natation est effectivement perçue comme un sport aux vertus thérapeutiques…
Médicalement, si tous les athlètes du monde vont faire leur rééducation dans l’eau, c’est parce que ce n’est pas choquant du tout, puisqu’on est en apesanteur. Et quand on fait des pas dans l’eau, il y a une résistance naturelle. Il n’y a pas d’impact comme en course à pied ou en foot, on ne risque pas de se faire mal… à part se taper la tête contre le mur à l’arrivée, mais c’est relativement rare ! Et la natation fait travailler tout le corps. C’est un des rares sports qui peuvent être pratiqués à tous les âges et dans toutes les conditions ; il est recommandé aussi bien aux femmes enceintes qu’aux gens qui ont de l’arthrose…
Comment avez-vous vécu la transformation de votre corps au fil de votre carrière ?
Pour moi, ça allait vraiment dans le bon sens, car je n’étais pas gâté par la nature au plus jeune âge : j’étais grand et tout maigre… Mon corps n’a pas vraiment changé pendant toutes ces années, il a suivi une courbe relativement normale par rapport aux heures d’entraînement que j’avais. Je pense qu’à la base, j’ai une physiologie très particulière. Et puis, quand on fait trois heures de muscu par jour et qu’on mesure 1,50 m, on prend de la masse musculaire beaucoup plus rapidement que quand on fait plus de 2 m…
Et depuis votre retraite ?
J’ai dû prendre une dizaine de kilos. Je dois être à 102 kg pour 2,02 m. Je me trouve beaucoup mieux maintenant. Quand je nageais, j’étais famélique. On s’entraînait tellement qu’on avait beau manger ce qu’on voulait, c’était compliqué de prendre du poids. Mais si un jour ça me gonfle de prendre trop de poids, je reprendrai l’effort physique et je pense que je perdrai ces kilos rapidement.
Vous arrive-t-il encore de nager ?
Non, je ne nage plus ! Mais sporadiquement, je pratique des sports à droite à gauche avec des potes : tennis, volley, course à pied, tout ce que je peux faire qui soit relativement ludique. Je m’attendais à ressentir le besoin de nager de nouveau quelques semaines ou quelques mois après avoir arrêté ma carrière, à Rio, mais ça fait deux ans et demi, et j’attends toujours ! Je suis passé complètement à autre chose dans ma tête, et mon corps aussi. Je nageais avec plaisir mais sur les dernières années, c’était devenu très compliqué… Aujourd’hui, je ne vais pas me forcer à me lever à 6 heures pour aller courir ou nager. J’ai besoin de repos plus que d’autre chose.
Quel rôle l’entourage médical joue-t-il dans la performance du nageur ?
D’abord, on est obligé de répondre à des contraintes médicales imposées par la Fédération française de natation et par l’Etat : prises de sang, électrocardiogrammes de repos, tests à l’effort, etc. Après, si le club veut être suffisamment performant, il y a un médecin référent qui nous suit, mais on le sollicite en cas de besoin, pas au quotidien. Quant au kiné, je le sollicitais de mon propre chef une fois par semaine. Il n’y a pas besoin d’avoir un médecin au bord du bassin pour être performant. Le coach peut lui-même se charger de la prise de lactate, par exemple. La natation, même si elle se professionnalise, est encore un sport amateur…
N’est-ce pas difficile, parfois, d’écouter les signaux que le corps envoie ? Vous-même aviez connu un burn-out à deux ans des Jeux de Rio…
En natation, c’est les Jeux olympiques ou rien. Si vous me dites que j’ai 0,1 % de chances d’être champion olympique, j’y vais. J’étais prêt à donner n’importe quoi pour atteindre ce but. Le burn-out n’est pas arrivé du jour au lendemain. J’ai vécu des années assez chargées à Nice [le club où il s’est entraîné entre 2006 et 2013], c’était moins l’entraînement que l’aspect psychologique qui rendait ça difficile. Quand je suis parti [aux Etats-Unis, en mai 2013], je me suis dit : j’ai une seconde chance, donc je donne tout, et je ne me suis absolument pas économisé. Un matin, je me suis levé et au lieu d’être à 100 %, mon plafond était à 70 %. J’avais le sentiment d’avoir le corps de quelqu’un de 80 ans. C’est très bizarre à vivre physiquement. J’étais usé jusqu’à la corde. Quand on joue avec les limites, il faut s’attendre à un moment à les traverser…
Le soutien psychologique est-il suffisant à ce niveau ?
Non, mais ça n’est pas propre à la natation. Je le regrette, car j’en aurais eu extrêmement besoin. Aller voir des psys, je trouve ça très bien, mais ça reste encore tabou en France, même si c’est de moins en moins vrai. Quand on dit qu’on va voir quelqu’un, on est forcément considéré comme « malade ». Le sport de haut niveau, c’est une boîte à outils. Mais il ne faut pas rendre ces outils obligatoires pour tout le monde si le besoin ne s’en fait pas sentir. Le principal, c’est de donner la possibilité à chaque individu d’avoir sa propre boîte à outils personnalisée.
Cet entretien réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Sète Agglopôle Méditerranée à l’occasion du Forum Sport & Santé