LES CHOIX DE LA MATINALE

L’Afrique est à l’honneur cette semaine avec l’histoire d’une vengeance qui plonge ses racines dans la guerre en Angola et un roman qui nous emmène sur la piste de trafiquants d’ivoire. Plus au Nord, on enquête sur l’assassinat non élucidé à ce jour du premier ministre suédois Olof Palme. Dans un registre plus léger, on suit les péripéties entrepreneuriales d’une diplômée d’HEC. Sans oublier un dossier de la revue Esprit sur la pensée du philosophe antitotalitaire Claude Lefort.

ROMAN. « Les Impatients », de Maria Pourchet

Ça commence dans un lycée privé de province, où se sont rencontrés, adolescents, Reine et Etienne : « On peut imaginer ici, avant 1968, des élèves en rangs, en blouse, on leur dit tu, on leur promet le service militaire. On peut souffler, nous sommes en 1999 et c’est le bordel. » De ce ton-là, légèrement goguenard, drôlement joueur, la narration des Impatients ne va jamais se départir, retraçant les aventures entrepreneuriales de Reine.

Dix-huit ans après la scène inaugurale, la diplômée de HEC et de Harvard plaque son avenir tout tracé dans une grande tour de La Défense pour créer sa boîte, tandis qu’Etienne l’énarque attend que son immense valeur soit récompensée par un maroquin.

Plus encore que les péripéties de leurs trajectoires et les portraits fort bien vus des personnages (racontant l’époque et ses élites « millennials »), c’est le récit au galop, crépitant de trouvailles, d’humour et de liberté, qui accroche le lecteur à ce roman balzacien tendance 2.0, le cinquième livre de la très talentueuse Maria Pourchet. Raphaëlle Leyris

« Les Impatients », de Maria Pourchet, Gallimard, 192 p., 17,50 €. / GALLIMARD

ROMAN. « Ivoire », de Niels Labuzan

Un groupe d’hommes et un groupe d’éléphants arpentent le continent africain. Les premiers tuent des pachydermes pour en revendre l’ivoire ; les seconds tentent d’échapper à la mort en se dirigeant vers le Botswana, qu’ils savent être un sanctuaire. Tous veulent survivre.

Dès l’abord d’Ivoire, le territoire apparaît comme un tableau sur lequel Niels Labuzan juxtapose les perspectives. La lucidité de Bojosi, ranger africain, autrefois braconnier. L’extrémisme d’Erin, sa collègue européenne. Le dilemme de Seretse, Botswanais d’origine modeste employé par le ministère de la faune sauvage, quand ses frères commencent à braconner le pangolin. Alors que le pays accueille une conférence mondiale sur le commerce illégal d’espèces protégées, tous trois se retrouvent au cœur d’une mission inédite : faire passer une fausse défense munie d’un traceur à des braconniers afin de démanteler les réseaux de contrebande.

Le livre se métamorphose constamment : méditation sur le monde sauvage ou la pratique ancestrale de la chasse à l’éléphant, il devient récit documenté sur la filière de l’ivoire, puis thriller haletant quand des Soudanais revendent en Tanzanie les défenses à une Chinoise qui gère le trafic vers l’Asie.

Que faisons-nous de ce monde ? La force d’Ivoire est de sonder tous les aspects de cette question essentielle sans apporter de réponse simpliste. Niels Labuzan décrit l’instinct de survie des humains et des animaux, la voracité des hommes ou leur quête d’harmonie avec la même profondeur. Et une empathie troublante. Gladys Marivat

« Ivoire », de Niels Labuzan, JC Lattès, 250 p., 18 €. / JC LATTÈS

RÉCIT. « La Folle enquête de Stieg Larsson », de Jan Stocklassa

Ce livre du journaliste suédois Jan Stocklassa, qui paraît en France le 6 février, raconte et poursuit les investigations menées à l’époque par Stieg Larsson (1954-2004), le futur auteur de Millénium, sur le meurtre, toujours irrésolu, du premier ministre social-démocrate, Olof Palme, le 28 février 1986. « Trente pages de ce livre sont directement de la main de Stieg – articles, lettres, mémorandums, précise-t-il en préambule. Beaucoup de dialogues ont été retranscrits mot pour mot, d’autres romancés à partir des documents trouvés dans les archives de Stieg et de plus d’une centaine d’entretiens. »

L’assassinat d’Olof Palme a fait couler beaucoup d’encre. Pour sa part, Stieg Larsson a rempli quinze cartons d’archives auxquels Jan Stocklassa, lui aussi obsédé par l’affaire, a eu accès. Rencontres avec des barbouzes à Chypre et en Afrique du Sud, mission d’infiltration, traceur GPS, caméra cachée, piratage informatique perpétré par un sosie de l’héroïne de Millénium, Lisbeth Salander… La Folle Enquête de Stieg Larsson, rédigé sur le mode du journalisme « gonzo » (impliqué, à la première personne), possède tous les attributs d’un thriller.

Un roman vrai, un « roman documentaire » selon son auteur, qui rend hommage, sur le fond et la forme, au grand œuvre de Larsson. Et contribue à en éclairer la genèse. Macha Sery

ROMAN. « Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau », d’Antonio Lobo Antunes

« La Folle Enquête de Stieg Larsson » (Stieg Larssons arkiv. nyckeln till Palmemordet), de Jan Stocklassa, traduit du suédois par Julien Lapeyre de Cabanes, Flammarion, 448 p., 22 € (en librairie le 6 février). / FLAMMARION

Il n’y a pas d’« intrigue » dans les romans du Portugais Antonio Lobo Antunes. Ou alors suffisamment ténue pour être résumée en quelques lignes. Dans Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau, elle nous est livrée dès les premières pages. C’est celle d’un jeune sous-lieutenant portugais ayant servi en Angola pendant la guerre d’indépendance (1961-1975) et qui rentre à Lisbonne en ramenant avec lui un petit garçon noir, orphelin, qu’il va élever comme son fils.

On comprend vite ce à quoi l’enfant a échappé : le massacre des siens par l’armée portugaise. « Il va grandir, mon sous-lieutenant, et il se vengera de vous », dit-on au soldat. C’est ce que raconte le livre : cette vengeance, des années plus tard, alors que plus personne ne s’y attend, dans un déchaînement de haine et de sang.

Ce qu’il faudrait pouvoir décrire, c’est la phrase de Lobo Antunes, qui s’enfle et s’étire, sans ponctuation ou presque, un mot en appelant un autre qui attire à lui une image qui fait naître un souvenir qui ricoche sur un autre. Toutes les époques s’entrechoquent dans une phrase qui contient tout. On reste émerveillé par cette écriture extrêmement travaillée mais qui, paradoxalement, arrive à saisir le monde tel qu’il nous arrive. Brut. Avant la moulinette déformante de l’intellect et du langage. Florence Noiville

« Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau » (Ate que as pedras se tornem mais leves que a agua), d’Antonio Lobo Antunes, traduit du portugais par Dominique Nédellec, Christian Bourgois, 576 p., 23 €. / CHRISTIAN BOURGOIS

REVUE. « L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent », dans « Esprit »

Toute l’œuvre de Claude Lefort (1924-2010), philosophe antitotalitaire et penseur de la démocratie, tente de préserver la nécessité d’un double geste : soumettre la démocratie réellement existante à une critique impitoyable sans jamais céder au périlleux confusionnisme qui conduit à occulter la différence avec les régimes autoritaires.

C’est un aspect qui émerge du riche dossier que la revue Esprit lui consacre : loin de dépeindre Lefort en simple thuriféraire du parlementarisme, les contributions rassemblées font plutôt de lui un philosophe libertaire qui permet de tracer l’avenir d’une démocratie intégrale, radicale.

Par contraste avec la vitrification totalitaire, Lefort définissait la démocratie comme une forme de société qui valorise le dissensus et remet sans cesse en jeu la frontière entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Chez lui, la défense des droits de l’homme ne pouvait être caricaturée en hochet bourgeois, sans rapport avec la « chair du social » ; ces droits fondamentaux demeuraient inséparables de la révolution démocratique, passée ou à venir.

Toujours avec la même volonté de ne pas se laisser attraper par un réductionnisme ou un autre : Lefort se tenait « à égale distance des dérives de l’antilibéralisme qui ne peut être autre chose qu’une attaque contre les libertés publiques, et d’un retour dans les ornières d’un libéralisme marqué par la volonté de refréner, voire d’enrayer le processus démocratique », comme le résume Jean-Yves Pranchère. Jean Birnbaum

« L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent », Esprit, janvier-février 2019, 272 p., 20 €. / ESPRIT