Les chefs d’Etat égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, et rwandais, Paul Kagame, entourent le président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, lors du 32e sommet de l’organisation panafricaine à Addis-Abeba (Ethiopie), le 10 février 2019. / TIKSA NEGERI / REUTERS

Les uns attendaient une révolution copernicienne, les autres espéraient que la montagne accouche d’une souris. A l’issue d’une année à la tête de l’Union africaine (UA) et près de deux ans et demi après avoir été mandaté par ses pairs pour réformer l’institution panafricaine, le président rwandais, Paul Kagame, affiche un bilan en demi-teinte.

Si les observateurs saluent la dynamique et l’élan qu’il a insufflés durant sa présidence, ils constatent aussi qu’il a été freiné par les blocages importants imposés par certains Etats membres, soucieux de conserver leurs prérogatives. Les mesures emblématiques qui devaient permettre de rendre l’UA plus efficace et indépendante, comme son autofinancement ou la désignation des commissaires par le président de la commission, sont encore en discussion ou ont été vidées de leur substance.

A l’occasion de la 32e session ordinaire de l’assemblée de l’UA, qui se tient à Addis-Abeba, en Ethiopie, les dimanche 10 et lundi 11 février, le président rwandais a passé le flambeau à son homologue égyptien, le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi.

Présente au sommet d’Addis-Abeba, Liesl Louw-Vaudran, Senior Research Consultant à l’Institut d’études de sécurité de Pretoria, en Afrique du Sud, dresse le bilan de cette présidence rwandaise. Elle revient sur la réforme de l’organisation débutée en juillet 2016 et envisage les suites que pourrait y donner le maréchal Al-Sissi.

L’annonce d’une présidence rwandaise de l’UA avait suscité un réel espoir de changement…

Liesl Louw-Vaudran Il faut se souvenir que Paul Kagame avait été mandaté par ses pairs en juillet 2016 pour proposer un ambitieux plan de réforme de l’UA. Sa désignation à la présidence tournante, effective en janvier 2018, n’était donc pas une surprise. Elle entérinait plutôt l’idée que l’organisation était enfin ouverte au changement. Les attentes étaient aussi liées à la personne de Paul Kagame. Tous connaissent son style emblématique et la gestion du Rwanda qui a été la sienne ces dernières années.

Il a été officiellement adoubé comme « champion du processus de réforme », et disposait à ce titre d’une grande latitude pour faire des propositions. Le bilan de Paul Kagame est à analyser au regard de sa désignation en juillet 2016 pour transformer l’UA.

Quelle a été la méthode Kagame ?

Il a commencé par nommer un comité d’experts pour l’épauler. Ceux-ci avaient pour particularité de ne pas travailler pour l’UA, ni connaître en profondeur son fonctionnement. Mais il n’était pas le premier à faire ça : [la Sud-Africaine] Nkosazana Dlamini-Zuma [présidente de la Commission de l’UA de 2012 à 2017], par exemple, avait fait appel, lors de la crise née de l’épidémie d’Ebola en 2014, au milliardaire zimbabwéen Strive Masiyiwa. Paul Kagame a répliqué ce modèle, sélectionnant des experts ad hoc pour l’épauler et le conseiller. Les réunions se sont multipliées.

Certaines initiatives, liées à son style de management, ont pu parfois froisser ses pairs. Dès 2016, il a par exemple imposé à ses homologues une session à huis clos en amont de la réunion ordinaire des chefs d’Etat. Les dignitaires ont dû y adopter des décisions ayant fait l’objet de peu de discussions préalables. Les chefs d’Etat ont rapidement fait savoir que cette démarche n’était, pour eux, pas conforme à l’acte constitutif de l’Union africaine et qu’ils avaient besoin de consulter leurs ministres et ambassadeurs avant de prendre des décisions importantes. Le président rwandais a pourtant réitéré la formule en 2017 avant de l’abandonner en 2018 lors de sa présidence. Cette façon de procéder, dont l’objectif était d’accélérer la prise de décision au sein de l’institution, ne restera pas dans l’héritage de Kagame à la tête de l’UA.

Son plan de réforme comptait quelques mesures emblématiques. Les a-t-il menées à leur terme ?

En fait sur les réformes, il a obtenu des résultats mitigés, car il n’a pas vraiment réalisé ce que lui et ses équipes avaient initialement planifié.

L’une de ses priorités était d’assurer l’indépendance financière de l’UA, afin que l’organisation ne s’appuie plus sur des dotations étrangères [qui représentent aujourd’hui 54 % de ses 596 millions d’euros de budget]. Il a proposé de lever une taxe sur les importations, à hauteur de 0,2 %, auprès des pays membres de l’organisation. Cette mesure a été acceptée à ce stade par 22 pays. Reste que les pays d’Afrique australe l’ont rejetée, empêchant du même coup ce financement 100 % continental.

« La création d’un “fonds pour la paix” a bien avancé. »

La création d’un « fonds pour la paix » – un autre de ses dossiers – a, elle, bien avancé. Sur les 400 millions de dollars [environ 350 millions d’euros] estimés nécessaires pour l’abonder, 80 ont déjà été récoltés auprès des Etats membres. C’est considérable, et d’autant plus important que les Etats membres n’avaient jamais jusqu’alors versé un centime pour des opérations de maintien de la paix. Pour eux, la charge de la sécurité revenait à l’ONU et à la communauté internationale. Dorénavant, il y a de l’argent dans les caisses, et l’UA pourra financer des missions de médiation, des envoyés spéciaux, des initiatives en faveur de la paix. C’est une première étape importante.

Au cœur de la réforme institutionnelle figuraient deux autres mesures emblématiques : la réduction du nombre de commissions et la possibilité pour le président de la Commission de l’UA de nommer directement les commissaires. Sur la première mesure, Kagame a réussi. Des huit commissions initiales, il n’en reste que six. Il a pu sur ce point rationaliser le fonctionnement interne. En revanche, la deuxième mesure a fait face à une levée de boucliers des Etats membres, soucieux de préserver leurs prérogatives. Ceux-ci continueront de nommer les commissaires, mais le président de la Commission bénéficiera d’une certaine marge de manœuvre pour leur assigner un rôle. Tout cela ne sera effectif qu’en 2021, lors du renouvellement de l’instance. On pourra alors en tirer le premier bilan.

Ces dernières mesures concernent surtout la Commission de l’UA…

Oui, et il faut dire que le Tchadien Moussa Faki Mahamat, à la tête de la Commission depuis janvier 2017, a été un grand soutien du président rwandais.

A l’inverse de certains Etats membres qui n’ont pas été vraiment coopératifs ?

Clairement, et c’est notamment le cas de l’Afrique du Sud. En fait, toute la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), emmenée par l’Afrique du Sud, a régulièrement bloqué les initiatives, comme la taxe à 0,2 % sur les importations, ainsi que la possibilité pour l’UA de parler d’une seule voix dans le cadre de négociations internationales, notamment sur le prochain accord de Cotonou. Kagame avait pourtant tout fait pour séduire ses pairs d’Afrique australe, en se rendant par exemple en août 2018 au sommet régional à Windhoek.

Alors que la création d’une zone continentale de libre-échange est l’une des plus belles avancées de Paul Kagame, certains pays parmi les plus grands et les plus influents, comme le Nigeria, n’ont pas signé l’accord. Mais, même sans cela, cette mesure est extrêmement importante pour le continent. En 2012, [le premier ministre éthiopien d’alors] Meles Zenawi trouvait irréaliste d’imaginer une zone de libre-échange d’ici la fin de 2017. Paul Kagame a créé une dynamique extraordinaire autour de cet enjeu jusqu’au sommet de Kigali, en mars 2018, avec l’annonce de la création effective de la zone. D’après le président de la Commission, à ce stade, 16 pays ont déjà ratifié le projet sur les 44 signataires initiaux. On atteindra certainement les 22 signatures nécessaires à une entrée en vigueur courant 2019.

Le président rwandais a-t-il pâti de la taille et de l’influence de son pays ?

Paul Kagame a été très dynamique et a fait plus que n’importe quel président de l’UA, en dépit de la taille de son pays. Les anciens présidents de l’organisation se rendaient aux réunions, certes, mais ne lançaient pas d’initiative majeure. C’est sur ce point qu’on voit combien il a pris son rôle au sérieux. S’il n’est pas gagnant sur toute la ligne, c’est qu’il a vu grand…

Le maréchal Al-Sissi va-t-il poursuivre le plan de réformes ?

L’Egypte a d’ores et déjà présenté ses priorités, parmi lesquelles figure le renforcement de l’intégration économique africaine, ce qui est logique pour un pays qui exporte beaucoup vers le reste du continent. Il y aura néanmoins certainement un changement de focale, de priorités géographiques : la Corne de l’Afrique, la Libye et le Sahel vont prendre une plus grande importance.

En ce qui concerne les réformes, l’Egypte ne semble pas vouloir en lancer d’autres. Et il y a fort à parier que celles lancées par Kagame avancent plus lentement dans les temps à venir.