Delphine Horvilleur : « La parole antisémite ne dit rien du mouvement des “gilets jaunes”, mais ne lui est pas non plus étrangère »
Delphine Horvilleur : « La parole antisémite ne dit rien du mouvement des “gilets jaunes”, mais ne lui est pas non plus étrangère »
Par Delphine Horvilleur (rabbin)
Le mouvement des « gilets jaunes » a généré un appel d’air dans lequel se sont engouffrés les plus virulents acteurs antidémocratiques et extrémistes, estime, dans une tribune au « Monde », la rabbin libérale et féministe.
Delphine Horvilleur en 2015 à Paris. / JOEL SAGET / AFP
Tribune. Mais qui peut bien taguer « Juden » sur la vitrine d’un marchand de bagels, un samedi de février 2019 en plein Paris ? La question hante les réseaux sociaux et se brise comme du cristal sur les consciences de ceux qui refusent l’amnésie. Les opinions s’affrontent : « C’est la faute des “gilets jaunes” », disent les uns, et d’autres leur répondent : « rien à voir ». Pour certains : « On veut leur faire porter le chapeau », et pour d’autres : « La responsabilité d’un mouvement complaisant est engagée. »
La réalité est plus complexe, et pour la décrire, il faut sans doute accepter d’énoncer une phrase paradoxale : la libération de la parole haineuse, et plus spécifiquement antisémite, ne dit rien du mouvement des « gilets jaunes », mais ne lui est pas non plus étrangère. La haine des juifs (ou la haine tout court) n’est pas ce qui met ces hommes et ces femmes dans la rue… mais ce mouvement n’est tout de même pas sans lien avec le déferlement sauvage d’une parole qui n’est ni emblématique ni anecdotique.
C’est ce qu’on pourrait appeler la « philosophie du bagel », si ce petit pain rond et troué pouvait énoncer une théorie politique. Le mouvement des « gilets jaunes », comme tout mouvement de contestation, a su créer un espace politique, un « trou » qui agit comme un appel d’air et dans lequel s’engouffrent depuis des semaines les plus virulents acteurs antidémocratiques, extrémistes et antirépublicains.
Précurseur d’une haine généralisée
La libération de la parole antisémite à travers des slogans, des tags ou des pancartes en est l’expression. L’antisémite n’en veut pas au juif pour ce qu’il fait, ce qu’il a, ni même ce qu’il est. La preuve : il lui en veut encore quand il n’est plus. Ici, on balafre d’une croix gammée le visage de Simone Veil, et là, on arrache un arbre à la mémoire d’Ilan Halimi.
Cette haine qui veut « faire la peau » même aux morts raconte qu’elle ne s’arrêtera pas aux juifs qu’elle vise toujours d’abord. Elle agit, comme toujours, en précurseur d’une haine généralisée, qui frappe le juif sous la forme d’une répétition générale. « Quand vous entendez dire du mal du juif, disait Frantz Fanon, tendez l’oreille, on parle de vous ! »
Il ne faut donc pas s’y méprendre : le bagel n’a pas le goût de son trou, mais il se doit d’être conscient du vide que crée sa pâte, et dans lequel pourrait bien se glisser un goût rance. En cela, il existe pour lui une responsabilité particulière : la vigilance imposée à celui qui peut – même malgré lui – abriter le pire.
Tout mouvement de contestation politique est légitime et constitue le fondement même de notre régime démocratique, la possibilité d’être interrogé. Mais quand, chez certains, la contestation du pouvoir s’énonce en des termes de dénonciation d’« élites », de culpabilité des « riches » ou de « complot » des puissants, il convient d’écouter quelle langue est en train de se parler, un langage ancestral qui fut dans l’histoire celui de l’antisémitisme.
Forces obscures
Dès lors, le digne exercice de la contestation oblige ceux qui le mènent d’une façon très particulière. Il rend ceux qui l’énoncent davantage responsables des dérives haineuses et des ignominies que l’espace politique qu’ils créent risque de contenir.
C’est ce défi que les « gilets jaunes » ont le devoir de relever, faire taire immédiatement et sans ambiguïté les voix qu’ils abritent, s’ils ne veulent être rongés par les forces obscures qui feront de leur mouvement une chambre d’écho ou une vitrine.
Je ne sais pas qui a tagué celle du magasin de bagels le 9 février 2019. Mais étrange coïncidence : si vous tapez ce mot sur Internet, vous découvrirez que, depuis quelques années, il existe une « journée internationale du bagel » (!) et qu’elle a été fixée au… 9 février. De ce hasard troublant et grotesque, certains construiront sans doute des théories complotistes. Mais les autres jugeront que, quand l’histoire leur fait signe, il est temps d’être à la hauteur de leurs responsabilités.
Delphine Horvilleur est rabbin du Mouvement juif libéral de France et directrice de la rédaction de Tenou’a. Elle vient de publier Réflexions sur la question antisémite (éd. Grasset, 162 p., 16 €)