C’est un projet que les lecteurs de Gunnm évoquaient – et redoutaient – depuis que le père de Titanic en avait acquis les droits il y a vingt ans : l’adaptation de ce chef-d’œuvre du manga de science-fiction des années 1990. Ce dernier raconte la quête d’identité d’une jeune cyborg, Alita (Gally en VF et au Japon), dans un monde en proie au chaos et à la violence sociale. Trop occupé par la réalisation des deux volets d’Avatar, James Cameron a confié la réalisation d’Alita : Battle Angel à Robert Rodriguez. Grand amateur de série B, comme en témoigne une large partie de sa filmographie allant de Desperado à Planète terreur, le réalisateur texan avait déjà donné vie à une BD en adaptant Sin City, de Frank Miller. Cette fois-ci, il se met entièrement au service de James Cameron, représenté dans ce projet par un membre de sa garde rapprochée, le producteur Jon Landau. Entretien croisé avec les deux artisans du nouveau blockbuster projeté dans les salles à partir du 13 février.

Comment James Cameron et vous, Jon Landau, avez été amenés à acheter les droits de « Gunnm » ?

Jon Landau : Nous l’avons découvert par l’intermédiaire de notre ami Guillermo del Toro. Il est venu nous voir en 1999 en nous disant qu’il fallait qu’on y jette un œil. Et nous sommes tombés tous les deux amoureux de cette histoire. Jim [Cameron] à tel point qu’il voulait en réaliser un film. Plus que l’histoire, Jim – qui était père – s’est pris d’affection pour Alita. Celle-ci se considère comme insignifiante et il se disait que n’importe qui à un moment de sa vie a partagé ce sentiment. Mais l’histoire montre qu’Alita, qui n’a pas de superpouvoirs, parvient à trouver l’héroïne en elle. Pour lui, c’était un message fort à transmettre à ses enfants, leur dire qu’ils ont eux aussi cette capacité.

Et vous, Robert Rodriguez, êtes-vous amateur de manga ?

Robert Rodriguez, à Paris, le 28 janvier. / ROBERTO FRANKENBERG POUR « LE MONDE »

Robert Rodriguez : Oui, assez ! Mes enfants et moi en lisons et dessinons beaucoup. A la maison, on a les Jojo’s Bizarre Adventure, Berserk, Akira ou Ghost in the Shell, par exemple. J’ai même avec moi un carnet de croquis où je dessine Alita. J’ai commencé comme dessinateur de BD, c’est d’ailleurs pour cela que j’étais fan de Sin City ou de romans graphiques. Pour moi, des gens comme Frank Miller ou Yukito Kishiro, l’auteur de Gunnm, sont des artistes qui peuvent s’apparenter à des réalisateurs dans la mesure où ils écrivent, dessinent, ont une vision complète, une voix unique, un peu comme James Cameron finalement.

Pourquoi avoir attendu vingt ans pour proposer ce film ? Etait-ce pour des raisons techniques ?

J. L. : On n’a pas attendu pour des raisons de technologie. En 2005, le scénario était prêt, et dans les choix prioritaires de Jim, il y avait Avatar et Alita. Finalement, on a choisi Avatar. En même temps, on n’avait plus envie d’attendre pour Alita, alors on a commencé à chercher un autre réalisateur. Alita était notre bébé mais on voulait trouver quelqu’un avec qui on pourrait vraiment élever ce bébé. Et ça nous a pris un bon moment avant de trouver Robert.

Robert Rodriguez, en réalisant « Alita : Battle Angel », vous avez repris un projet auquel tenait James Cameron, en vous conformant à la vision de Yukito Kishiro. Où est votre touche dans ce tournage ?

R. R. : Ma vision était de rester un maximum proche de celle de Jim. Il y a beaucoup de films de Robert Rodriguez, mais il faut souvent attendre entre cinq et dix ans pour voir un nouveau James Cameron. Je voulais voir un nouveau Cameron. Pour Sin City, c’était pareil. Plus qu’apposer ma marque, je voulais juste voir les livres bouger.

Le producteur Jon Landau lors de la promotion du film « Alita : Battle Angel », à Berlin, le 30 janvier.

Il y a tout de même une scène de bagarre dans le bar qui rappelle votre style…

R. R. : Cette bagarre était déjà une scène forte du manga. Elle est même carrément plus dingue que ce que je peux faire dans mes films. Une ado de 15 ans entre dans un bar, affronte des gros bras et nettoie entièrement la place ! Quoi qu’il arrive, ça allait être une grosse séquence. Pour restituer ça sans répéter ce qui avait déjà été fait, j’ai même effectué une recherche Internet des dix meilleures bagarres de bar vues dans des films. Parmi les résultats étaient notamment cités mes films ou ceux de Jim : Terminator 2, Une nuit en enfer, Desperado… Du coup, au téléphone, j’ai dit à Jim : « Il va falloir qu’on fasse encore mieux ! » Après, pour cette scène, j’ai fait la musique avec mon groupe. C’est très Rodriguez, d’où peut-être votre remarque…

Avez-vous ressenti une quelconque responsabilité envers l’auteur et les fans de l’œuvre originale ?

J. L. : Kishiro nous a fait l’immense cadeau d’imaginer une histoire universelle et un univers transposable en film, mais on lui a fait des promesses. En 1999, avant qu’on boucle l’affaire sur les droits d’adaptation, Jim s’est envolé pour le Japon pour le rencontrer. On s’est engagés à ce que j’appelle « ne pas hollywoodiser » son histoire. Mais pour faire la version cinématographique de ce qu’il avait créé, on ne pouvait pas coller image par image parce qu’il s’agit de deux formats différents. Mi-janvier je suis allé à Tokyo pour lui projeter le film ; il a adoré et a accepté de nous rejoindre à la première à Londres. Il a été ravi par l’émotion que dégage le film. Il a aussi dit que les scènes de motorball réalisées dans le film vont au-delà de ce qu’il aurait pu envisager quand il dessinait le manga.

Vous avez choisi d’adapter les premiers tomes du manga seulement mais d’y insérer du motorball, discipline extrême qui ne figure pourtant pas dans cette partie. Etait-ce inenvisageable de ne pas avoir ces scènes de sport particulièrement spectaculaires dans le film ?

J. L. : Chaque scène de motorball donne aussi des informations sur le personnage, le forge. On ne va pas sur le terrain du motorball juste pour l’action mais pour renforcer la genèse d’Alita. C’était un élément que Kishiro avait déjà inventé, nous avons seulement cherché une façon de le rendre cinégénique.

ALITA BATTLE ANGEL Trailer VOSTFR ★ Science Fiction (Bande Annonce 2019)
Durée : 02:48

Vous avez choisi de donner à Iron City, la ville-décharge où se situe l’intrigue, une tonalité hispanique. Est-ce que cela a à voir avec l’Amérique d’aujourd’hui ?

R. R. : C’était déjà présent dans le script de Jim. Jim, lui, est plus ancré dans la réalité que moi. Il estime que la fantasy et la science-fiction fonctionnent mieux quand elles sont rattachées à des éléments plus réalistes. On a situé Iron City en Amérique centrale pour des raisons scientifiques : s’il devait y avoir des sortes d’ascenseurs géants qui relient des villes sur terre à d’autres dans le ciel, nous devions être proches de l’équateur. Cela me convenait : cet élément latin pouvait aussi amener des couleurs et des idées que l’on n’aurait pas forcément vues dans d’autres films futuristes.

Il y a un choix esthétique du film qui a soulevé beaucoup de questions et de réactions de la part du public dès la sortie de la bande-annonce : les grands yeux manga d’Alita. Pourquoi ce choix ?

J. L. : Déjà parce que Kishiro l’avait dessinée ainsi. On dit aussi que les yeux sont les fenêtres de l’âme. Avec Avatar, on avait vu que des personnages avec des grands yeux pouvaient convaincre le public. On a fait beaucoup de tests pour déterminer à quel point ces yeux devaient être grands. Sur les premiers essais, quand des gens ont commencé à dire que les yeux d’Alita étaient trop grands, Jim a réagi en disant que ce n’était pas la taille des yeux qui clochait mais les iris qui étaient trop petits : « Faites-les plus grands, plus proportionnés. »

Il me semble d’ailleurs qu’on finit par oublier ce détail au long du film. Pareil pour Avatar : quand on avait fait la bande-annonce, les gens disaient que c’était des Schtroumpfs. Il ne faut pas oublier qu’Alita est une personne complètement générée informatiquement, rien ne l’interdit. Ces grands yeux qui modifient le physique permettent aussi à l’actrice Rosa Salazar de s’éclipser derrière son personnage.

Robert Rodriguez lors de la promotion du film « Alita : Battle Angel » à Paris, le 28 janvier. / ROBERTO FRANKENBERG POUR « LE MONDE »

Il y a d’ailleurs un autre personnage qui a les mêmes yeux dans le film, une autre combattante…

J. L. : Oui, Gelda, interprétée par Michelle Rodriguez. Dans le film, finalement, les yeux sont une façon pour les soldats appelés les berserkers, dont fait partie Alita, de se reconnaître. C’est leur design commun.

Vous avez aussi respecté le fait qu’Alita ne soit pas hypersexualisée, ce qui était déjà très notable dans le manga…

J. L. : On était très conscients de cet aspect et on a vraiment travaillé là-dessus. On a même parfois fait marche arrière pendant la réalisation quand cela posait problème. On ne voulait pas qu’Alita soit allongée nue sur un lit de façon équivoque, ou alors qu’au moment où elle apprécie sa transformation elle se regarde pour savoir si elle est jolie mais plutôt qu’elle teste rapidement ses nouvelles capacités physiques.

L’année dernière a été marquée par la sortie d’une autre adaptation hollywoodienne de manga, « Ghost in the Shell », avec Scarlett Johansson. Est-ce que vous avez changé d’agenda à l’annonce de cette sortie concurrente ?

Les réalisateurs de Ghost in the Shell ont fait le film qu’ils voulaient faire et il est bien. Toutefois, pour moi, c’est un film qui devait parler de trouver son humanité et il manque justement d’humanité. Ce qu’Alita apporte de son côté est un thème basique : qu’est-ce que cela signifie d’être humain ? L’es-tu si tu as un cœur, un corps organique ? Ou plutôt si tu as un esprit et une âme ? Et il me semble qu’Alita représente un des personnages les plus humains que Jim ait écrit, avec sa vulnérabilité, son empathie. Il y a plusieurs scènes dans le film ou Alita pleure et c’est ça l’instinct humain.

A l’inverse, dans le film Ghost in the Shell, l’héroïne ne pleure jamais. On n’était donc pas inquiets par la sortie de ce film. Cela a au contraire renforcé ma façon de penser qu’Alita devait être spéciale, différente.

Dans la plupart de vos films, Robert Rodriguez, les héroïnes sont particulièrement fortes et dures à cuire. Est-ce quelque chose que vous avez pu retrouver chez Alita ?

R. R. : J’ai grandi dans une famille latino de dix enfants : cinq garçons, cinq filles. Plus jeune, j’étais surpris à la fois de ne trouver que peu de héros hispaniques, et encore moins d’héroïnes « cool », et « bad ass » [dures à cuire] comme mes sœurs. Car, pour moi, c’était normal. Ma vision du monde comprend des femmes fortes depuis toujours. Quand j’étais à la fac, je dessinais une BD qui s’appelait Los Hooligans, inspirée de mes sœurs. Ce sont des personnalités qu’ensuite j’ai déclinées d’héroïne en héroïne dans mes films… Et quand j’ai réfléchi à Alita, là aussi j’ai pensé à ma sœur, ainsi qu’à ma fille de 15 ans. Elle est forte, audacieuse, part au quart de tour et m’impressionne. De plus, dans Alita : Battle Angel, il est question d’une relation père-fille. Je ne pouvais qu’avoir envie de faire ce film.