Trente ans après la fatwa visant Salman Rushdie, le blasphème reste une arme politique
Trente ans après la fatwa visant Salman Rushdie, le blasphème reste une arme politique
Par Allan Kaval
Le 14 février 1989, l’écrivain était visé par des appels au meurtre. Depuis, la liberté d’expression tend à être limitée lorsqu’elle touche au fait religieux.
Le 16 avril 2000, Salman Rushdie, auteur des « Versets sataniques », entouré par des agents de sécurité, signe un autographe lors d’une rencontre avec la presse à New Delhi. / JOHN MACDOUGALL / AFP
C’était il y a trente ans. Le 14 février 1989, la République islamique d’Iran vient de fêter son dixième anniversaire quand son chef, l’ayatollah Khomeyni, lance une fatwa appelant au meurtre de l’écrivain britannique Salman Rushdie. Né dans une famille musulmane indienne, l’auteur des Versets sataniques est accusé de blasphème pour avoir mêlé à un récit romanesque des éléments de la vie du prophète Mahomet.
Le décret pris par le Guide suprême alimente un déferlement de haine qui se répand dans l’ensemble du monde musulman et contraindra l’écrivain à vivre de longues années dans la clandestinité. Mais au-delà de son cas particulier, cette fatwa fait ressurgir, à la fin du XXe siècle, la périlleuse cohabitation du blasphème et du dogme dans les sociétés contemporaines.
Trente ans plus tard, cette question se pose toujours avec la même acuité. De la condamnation pour blasphème de la chrétienne Asia Bibi au Pakistan en 2010 à l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo en janvier 2015, en passant par les polémiques déclenchées par certaines œuvres culturelles en Occident, les exemples n’ont depuis cessé de nourrir l’actualité.
La religion, un marqueur identitaire
« Les années 1980 constituent un moment de rupture, on a vu ressurgir dans le débat la notion de blasphème, et ce, à l’échelle planétaire », souligne Amandine Barb, docteure en science politique, qui a dirigé l’ouvrage Les Politiques du blasphème (Karthala, 2018) : « Ce basculement est incarné par l’affaire Rushdie, qui connaît un retentissement mondial et d’une gravité extrême puisque des masses se soulèvent alors pour appeler au meurtre d’un écrivain. »
Cependant, explique la chercheuse, on commence aussi à relever à la même époque d’autres cas – certes plus isolés, mais dénotant d’un réel changement – non plus dans le monde musulman, mais en Europe. En France, des associations catholiques investissent la place publique, vent debout contre des films comme La Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorcese, en 1988 ou Je vous salue Marie,de Jean-Luc Godard, en 1985, jugés insultants pour les croyants.
Pourquoi ces mouvements distincts se déclenchent-ils à cette même période ? La raison n’est pas nécessairement à chercher du côté d’un retour global du religieux, selon Amandine Barb. La chercheuse en voit plutôt la cause dans la fin des idéologies qui structuraient le monde bipolaire, partagé entre capitalisme et communisme, qui se traduit en Occident par la montée d’un discours identitaire et, dans le monde musulman, par la montée en puissance de l’islam politique.
La religion ne serait ainsi plus tant un ensemble de dogmes et de pratiques qu’une référence servant de socle à des identités collectives et individuelles. « La résurgence du débat autour des limites de la liberté d’expression face aux croyances religieuses est liée à la disparition, dans les esprits de certains, entre ce qu’ils croient et ce qu’ils sont », analyse Gwénaële Calvès, professeure de droit public, spécialiste du droit de la liberté d’expression et auteure de Territoires disputés de la laïcité (PUF, 2018).
Des exemplaires de la première édition de « Charlie Hebdo » parue après l’assassinat de plusieurs de ses journalistes, le 14 janvier 2015. / JOEL SAGET / AFP
La scène judiciaire commence alors, en France et en Europe, à être utilisée par les promoteurs de discours identitaires afin d’accéder à la sphère publique, alors même qu’ils demeurent marginaux. En France, c’est le cas de l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif) ou encore de plusieurs associations musulmanes qui ont porté plainte en mars 2007 à la suite de la publication par Charlie Hebdo de caricatures de Mahomet. Devant les tribunaux français, ces procès sont systématiquement perdus par les plaignants.
Le blasphème, un instrument politique ?
Parallèlement, plusieurs pays européens abandonnent les législations pénalisant le blasphème. C’est notamment le cas de l’Irlande, qui a voté en faveur de l’abrogation du délit blasphème le 26 octobre 2018, un an après le Danemark et dix ans après le Royaume-Uni. Toutefois, précise Anastasia Colosimo, docteure en sciences politiques et auteure de l’ouvrage Les Bûchers de la liberté (Stock, 2016), un essai sur les utilisations politiques de la notion de blasphème, « si les législations antiblasphèmes historiques tendent à disparaître en Europe, ce n’est pas le cas pour les traductions séculières du délit de blasphème, qui restent inscrites dans la loi dans plusieurs pays ».
Il s’agit notamment des lois interdisant le dénigrement de la religion, qui existent en Allemagne ou en Espagne, ainsi qu’en Autriche. Pour Mme Colosimo, la condamnation du blasphème peut ainsi se perpétuer par l’utilisation détournée de législations protégeant les bonnes mœurs, la pudeur ou condamnant la discrimination ou l’appel à la haine. L’évocation du blasphème tel quel n’aurait ainsi, selon l’auteure, plus grand-chose à voir avec la religion : elle serait devenue un instrument politique au service d’un discours identitaire.
Dans plusieurs Etats musulmans, les législations se sont par ailleurs considérablement durcies, répondant elles-mêmes à une intolérance croissante de l’opinion face au dénigrement des dogmes. Depuis novembre 2017, le crime de blasphème est ainsi puni en Mauritanie par la peine capitale. Ailleurs, des décisions de justice ont créé de nombreux précédents.
En mai 2017, le gouverneur de Djakarta, en Indonésie, Basuki « Ahok » Tjahaja Purnama, a ainsi été condamné à deux années de prison pour blasphème contre l’Islam. Une augmentation des condamnations pour délits de blasphème a, par ailleurs, été enregistrée en Egypte et en Malaisie, tandis qu’en Arabie saoudite, cette infraction reste punie de mort en dépit des velléités réformatrices affichées par l’homme fort du régime, le prince héritier Mohammed Ben Salman.
Des manifestants pakistanais protestent contre la condamnation d’Asia Bibi à Islamabad, au Pakistan, le 1er février 2019. / B.K. Bangash / AP
En Afghanistan et au Bangladesh, des foules en colère se sont attaquées à des personnes accusées de blasphème. Au Pakistan, où les condamnations sont fréquentes, des manifestations de masse ont été organisées pour demander la peine de mort pour Asia Bibi. Cette Pakistanaise chrétienne à qui la rumeur publique prêtait un comportement blasphématoire a, finalement, été acquittée par la Cour suprême d’Islamabad et se trouve désormais condamnée à l’exil.
Blasphème et populisme
L’influence du wahhabisme (doctrine fondamentaliste appliquée en Arabie saoudite) dans l’ensemble du monde musulman n’est pas étrangère à ces évolutions. La résurgence de la question du blasphème se manifeste d’une manière particulièrement violente et spectaculaire dans le monde musulman, mais d’autres aires culturelles sont concernées. En 2013, la Russie a ainsi adopté une loi destinée à réprimer les atteintes aux « sentiments religieux des croyants ». En Pologne, plusieurs artistes ont été condamnés pour des œuvres portant atteinte à des symboles religieux.
Le président russe, Vladimir Poutine, le patriarche orthodoxe Kiril (à gauche) et le patriarche grec orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient, Jean X (à droite), le 31 janvier 2019, à Moscou. / Alexei Nikolsky / AP
« Il y a un risque sérieux de voir monter partout dans le monde une restriction de la parole sur les questions religieuses. Les vagues nationalistes et populistes que l’on voit se renforcer à l’échelle mondiale se nourrissent aussi de références religieuses qui servent de fondement à un discours identitaire », précise Gwenaële Calvès.
« Il y a une tendance dans les anciens Etats communistes d’Europe centrale et orientale à définir l’identité nationale en référence au religieux. Un discours critique vis-à-vis de la religion est susceptible d’être dénoncé comme antinational et puni », précise la chercheuse en sciences politiques. La carte mondiale des tensions autour du blasphème tendrait ainsi à se calquer sur celle, toujours plus étendue, des populismes autoritaires.