« Grâce à Dieu », de François Ozon, relate l’affaire Bernard Preynat, prêtre accusé d’agressions sexuelles sur des dizaines d’enfants, à Lyon. / MARS FILMS

LES CHOIX DE LA MATINALE

Le film de François Ozon est passé à travers les procédures judiciaires qui demandaient le report de sa sortie et emmène une escouade de longs-métrages en prise directe sur les tourments de la planète : la résurgence de l’antisémitisme ou la réinsertion des agresseurs sexuels. Même la pure fiction est noire, avec le portrait de policière corrompue que trace Nicole Kidman.

« Grâce à Dieu »: la confrérie des hommes blessés

Grâce à Dieu - de François Ozon - Bande-annonce
Durée : 02:37

Lorsque les avocats de Bernard Preynat, le prêtre catholique accusé d’agressions sexuelles sur des dizaines d’enfants, ont demandé l’interdiction de Grâce à Dieu, François Ozon a fait valoir que son film « n’invente ni ne dit rien qui n’ait déjà été porté à la connaissance du public ». Pourquoi, alors, voir ce film ? Parce que, justement, c’est un film. Que le regard d’un metteur en scène sur des acteurs en quête de la vérité de leurs personnages ouvre sur cette histoire une fenêtre qui laisse passer bien plus que l’énonciation des faits.

En recueillant les témoignages de victimes du père Preynat, en retraçant leur parcours, qui sans cesse se heurte au silence et au déni de l’Eglise, Ozon s’est plié à la discipline de la fidélité aux faits. Pour autant, et c’est ce qui fait le prix de Grâce à Dieu, Ozon n’a pas renoncé à sa nature de cinéaste, se contentant de la contenir, d’éviter les ruptures de registre et les provocations qui ont été jusqu’ici constitutives de son art.

Son récit est divisé en trois grands chapitres qui ont chacun une victime pour personnage principal, incarné par Melvil Poupaud, Denis Ménochet et Swann Arlaud. Le cinéaste adapte sa manière à chacun de ces hommes blessés, infléchissant le rythme pour mieux cerner leur souffrance, leur lutte pour faire justice d’un passé insupportable. Montrant la contagion de l’action collective (et ses limites, dans une belle séquence à la fin du film), traitant sèchement, sans cruauté inutile, de l’incompréhension si peu charitable de la hiérarchie catholique, François Ozon réussit, en plus de la chronique sensible d’un drame collectif, un film politique. Thomas Sotinel

Film français de François Ozon. Avec Melvil Poupaud, Denis Ménochet, Swann Arlaud, Josiane Balasko, François Marthouret, Bernard Verley (2 h 17).

« Peu importe si l’histoire nous considère comme des barbares » : trous de mémoire roumains

Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares bande annonce
Durée : 01:38

Après avoir évoqué dans Aferim (2015) l’esclavage des Roms au XIXe siècle, Radu Jude, cinéaste ­révolté soulève ­encore un point extrêmement inconfortable du passé roumain. La phrase qui compose son titre est extraite d’un discours du ­maréchal Antonescu, en juin 1941, qui ouvrit la voie, l’automne suivant (du 22 octobre au 1er novembre), au massacre de 20 000 juifs par l’armée roumaine à Odessa. Elle rappelle que la Roumanie fut, pendant quelques années de la ­seconde guerre mondiale, une dictature militaire ralliée à l’Allemagne nazie et impliquée dans la Shoah.

Radu Jude choisit non pas de ­reconstituer directement cet épisode « barbare », mais de mettre en abyme l’acte même de sa ­représentation. Mariana (Ioana Iacob), metteuse en scène de théâtre, prépare un spectacle subversif dénonçant le massacre d’Odessa, qui doit prendre la forme détournée d’une parade militaire officielle. Déterminée, la jeune femme rencontre de nombreuses réticences, notamment parmi sa troupe de figurants, où le négationnisme règne. Avec ce dispositif brillant, Radu Jude dénonce l’antisémitisme qui sévit encore aujourd’hui. Sa conclusion laisse peu d’espoir sur la possibilité de partager une histoire commune et de regarder ses zones d’ombre en face, en cette ère dite de la « post-vérité ». Mathieu Macheret

Film roumain, français et allemand de Radu Jude. Avec Ioana Iacob, Alexandru Dabija, Alex Bogdan (2 heures).

« Destroyer » : Nicole Kidman en enfer

DESTROYER (Nicole Kidman) - Bande-annonce VOST
Durée : 02:22

Le calendrier – une sortie aux Etats-Unis le jour de Noël, trois mois après une présentation à la fin de l’été dans les festivals de Telluride et de Toronto – ne laisse pas de doute : voici un film fait pour les Oscars. L’affiche précise même quel trophée est visé, Nicole Kidman en occupe tout l’espace. La mine terreuse, les traits ravagés, l’actrice australienne semble déterminée à prouver qu’elle peut se passer du glamour. Cette campagne pourrait cacher la réalité de Destroyer, film noir contemporain qui fait s’épanouir une fleur vénéneuse dans la fange de Los Angeles, porté par une mise en scène violente, parfois à l’excès.

Sur le scénario plein de références (au cinéma noir du nouvel Hollywood, aux romans de Raymond Chandler) qu’ont signé Phil Hay et Matt Manfredi, cinéaste et interprète dessinent une figure de femme qui fracasse toutes les conventions, à commencer par la première : la nécessité de séduire. Le film est construit sur des allers-retours entre un présent embrumé de vapeurs d’alcool et un passé vieux d’une quinzaine d’années. D’un côté, une enquête incertaine dans les bas-fonds de Los Angeles, entre immigrés clandestins, gangs et notables corrompus. De l’autre, la mémoire d’une épopée qui a mal tourné, l’infiltration d’un gang de braqueurs.

Nicole Kidman donne à l’espace qui s’est creusé entre la jeune policière undercover et la femme défaite cherchant à se faire justice une densité qui fait exister des années de souffrance. Erin Bell est une dure à cuire ; en deux heures de projection, elle se prend autant de coups que Philip Marlowe dans The Long Goodbye. Mais ce martyre en partie consenti ne se résume pas à la preuve de l’intégrité de l’héroïne. Il y a une part d’expiation dans cette volonté farouche de neutraliser l’homme qui a brisé la carrière et la vie de la policière, qui veut se racheter aux yeux de sa fille adolescente. T. S.

Film américain de Karyn Kusama. Avec Nicole Kidman, Toby Kebbell, Tatiana Maslany (2 h 02).

« Les Funérailles des roses »: plongée dans l’underground tokyoite

Les Funérailles des roses de Toshio Matsumoto : bande-annonce
Durée : 01:51

L’histoire d’Eddie, jeune travesti aux yeux de velours, icône des bars gays de Tokyo dans les années 1960, ne sera pas simplement festive et identitaire. Elle est aussi tragique, nourrie du mythe d’Œdipe revisité dans le milieu queer. C’est un acteur non professionnel, chanteur et drag-queen dans la vraie vie – Shinnosuke Ikehata pour l’état civil, Peter pour la scène – qui incarne le personnage central des Funérailles des roses (1969), de Toshio Matsumoto (1932-2017). C’est dans un club gay que le cinéaste avait repéré Peter, ses perruques changeantes et son déhanché yéyé. Il s’est inspiré de son quotidien pour tisser une intrigue baroque.

Inédit en France, ce bijou de collection, tant pour l’image, un noir et blanc somptueux en 35 millimètres, que pour le récit mêlant documentaire, fiction et cinéma expérimental, sort en salle après restauration. Représentant de la nouvelle vague japonaise dans les années 1960, Matsumoto revendiquait l’influence d’Andy Warhol. Dans Les Funérailles des roses, Eddie et ses copines sont de fières amazones qui squattent les pissotières masculines, n’étant pas opérées. Elles se prennent le chou avec des « vraies » filles et subissent le harcèlement de rue. La nuit tombée, elles retrouvent les clients friands de garçons féminins, des vidéastes et artistes situationnistes. Matsumoto filme au plus près de ces corps libres qui n’ont plus de genre déterminé. Son film est un document rare sur le milieu gay de cette époque, nourri de témoignages d’anonymes. Clarisse Fabre

Film japonais de Toshio Matsumoto (1 h 48)

« La Liberté » : la vie après le crime

„La Liberté (In The Open)” Official Trailer
Durée : 01:38

Guillaume Massart, cinéaste essayiste né en 1983, est allé filmer le centre de détention de ­Casabianda, en Corse, d’un type unique et expérimental, puisqu’il consiste en un vaste domaine de 1 500 hectares, sans murs ni barrières, ceint uniquement par ces limites naturelles que sont d’un côté la mer et de l’autre la forêt. Une prison à ciel ouvert, en somme, où les détenus, majoritairement des délinquants sexuels, sont impliqués dans des travaux de culture agricole et, le reste du temps, ont tout loisir d’aller et venir à leur guise (en dehors des appels).

Comment filmer une institution sans contour ? C’est toute la question, épineuse, qui se pose d’emblée au réalisateur. Massart approche Casabianda avec précaution, filme les baraquements résidentiels, erre aux alentours, sans d’abord trouver de véritable point d’accroche. Quelque chose de l’établissement, de son fonctionnement, se dérobe obstinément au regard : le personnel lui ferme parfois la porte au nez, et certains détenus, incarcérés pour des faits graves, refusent vivement d’apparaître à l’image.

C’est auprès des pensionnaires que le film va trouver sa véritable raison d’être, dans la conversation soutenue, sans cesse reprise, avec certains d’entre eux. Une poignée de ces détenus accepte de se ­confier, dans un besoin évident de parole que catalyse la présence même de la caméra. Cette parole, véritable objet du film, peut avoir ceci d’inconfortable qu’elle émane d’agresseurs avérés. Mais le réalisateur ne leur donne pas blanc-seing : au contraire, il ne se prive pas d’intervenir, portant la contradiction, se faisant parfois « l’avocat du diable », sans jamais jeter une lumière sur leurs agissements (sans quoi le film verserait dans le sordide). Guillaume Massart est amené, avec une grande habileté, à débusquer des zones incandescentes de la psyché humaine, où la douleur et la violence, ­notamment envers des proches, s’engendrent mutuellement. M. Ma.

Documentaire de Guillaume Massart (2 h 26).