Quitter la fonction publique, devenir ébéniste: itinéraire d’un trentenaire
Quitter la fonction publique, devenir ébéniste: itinéraire d’un trentenaire
Par Léa Iribarnegaray
Sacha Tognolli, 31 ans, a travaillé dans la politique avant de tout quitter pour devenir ébéniste et menuisier en sièges. Retour sur le parcours de ce jeune lorrain, à l’occasion de l’événement O21 du « Monde », organisé à Nancy le 28 février.
Lycéens, étudiants, professeurs, parents, jeunes diplômés... « Le Monde » vous donne rendez-vous en 2019 à Nancy, Paris et Nantes pour de nouvelles éditions des événements O21 /S’orienter au 21e siècle. Des conférences et des rencontres inspirantes pour penser son avenir et trouver sa voie. Plus d’informations ici.
Sacha Tognolli, titulaire d’un bac + 4 en sciences politiques, s’est reconverti en ébénisterie et menuiserie en sièges, un métier rare. / Delphine Menou
Sacha Tognolli est un défi aux lois de la statistique et de la sociologie. Bachelier scientifique, avec mention et félicitations du jury, rien ne prédestinait ce jeune Nancéien à se retrouver, à 31 ans, au RSA et vivant chez sa compagne. Mieux : à se dire plus heureux que jamais de son sort d’ébéniste débutant. « C’est génial d’avoir une idée, de pouvoir la dessiner, la modéliser, puis la fabriquer grâce à des savoir-faire complexes. Cela fait sens de maîtriser le processus de A à Z, à l’inverse d’un ouvrier hyper spécialisé travaillant sur une chaîne de production. »
Ce parcours, Sacha Tognolli l’a d’abord bâti sur un refus. « Le problème, quand on ne sait pas ce que l’on veut faire, c’est que les autres décident pour vous. » Alors que son brillant bac S, de l’avis de ses enseignants, devrait le mener directement en classe préparatoire scientifique, il choisit la voie littéraire, l’hypokhâgne de son lycée Henri-Poincaré, à Nancy. Sauf que, très vite, il se sent « amputé » de certaines facultés : « Je n’ai jamais compris cette dichotomie artificielle, très française, entre métiers manuels et métiers intellectuels. »
Mais l’heure de la réorientation n’a pas encore sonné. Nous sommes en 2006, le projet de création d’un contrat première embauche par le gouvernement Villepin enflamme les campus. Devenu étudiant en droit, Sacha Tognolli est happé par l’action publique et est élu à la tête de l’organisation étudiante UNEF à Nancy. Il décroche le prix du meilleur étudiant de licence 1 – alors que « le syndicalisme [lui] plaisai[t] bien, le droit, pas plus que ça » – et enchaîne avec un master de sciences politiques à la Sorbonne, à Paris. Il ne milite plus syndicalement, mais politiquement, en tant que secrétaire national du Parti de gauche. Aux deux tiers de l’année, on lui propose de devenir assistant parlementaire pour la remplaçante de Jean-Luc Mélenchon au Sénat, Marie-Agnès Labarre. « Une très bonne expérience de deux ans, admet-il, mais je savais que je ne voulais pas être élu. La question de mon orientation s’est alors posée pour la vingtième fois de ma vie… »
Une autre vie
Son CV, déjà bien fourni, lui ouvre les portes d’une prép’ENA – un partenariat entre l’Ecole normale supérieure d’Ulm et l’université Paris-I, qui prépare aux concours de la haute fonction publique – pendant l’année de l’élection présidentielle, en 2011-2012. Désormais loin de ses responsabilités politiques, il décroche une admissibilité à la Banque de France. Et là, c’est le déclic. « J’ai réalisé que cela ne pouvait pas être suffisant, pour construire une carrière, de juste rendre fiers ses parents », s’étonne encore l’élève modèle. Le même jour, il annonce ainsi sa réussite au concours et son départ pour un tour du monde.
En une année aux quatre coins du globe, Sacha Tognolli prend suffisamment de recul pour comprendre qu’il souhaite une autre vie : « Partout, j’ai aimé regarder les gens travailler de leurs mains, se souvient-il. J’ai eu envie de façonner la matière, de m’exprimer à travers la création. A la fin du voyage, je disais même aux gens que j’étais charpentier ! » Si le choix du bois peut sembler ésotérique, le jeune homme fait le lien avec ses balades en forêt et ses nombreux treks. « Pour moi, le bois est une matière vivante qui raconte une histoire. Quand on ponce et que l’on découvre les cernes de croissance, j’adore me dire que c’est un arbre qui a mis des siècles à grandir. »
De retour à Nancy, il sait – enfin – ce qu’il veut : se reconvertir dans les métiers du bois. « En Lorraine, on n’a pas la plus belle des météos mais on a la chance d’avoir ce rapport historique très favorable aux métiers d’art, avec des formations et des artisans bien installés », souligne celui qui a bénéficié d’un dispositif de la région Grand-Est pour le financement de son CAP en ébénisterie. « En plus des APL, je touchais environ 650 euros par mois. Ça m’a beaucoup aidé. »
Le modèle « Liffoloise », mêlant bois et résine et styles ancien et contemporain, a été créé par Sacha Tognolli à l’atelier de la manufacture Laval, sise à Liffol-le-Grand (Vosges). / Sacha Tognolli
« Des mètres de plinthes »
Avant de se lancer, et le temps de mettre de l’argent de côté, Sacha Tognolli travaille six mois au ministère de l’Education nationale, au bureau des distinctions honorifiques. Il profite de cette période de transition pour faire la connaissance de plusieurs ébénistes et se rendre compte des conditions d’exercice du métier : « Je ne voulais pas fantasmer ce monde-là. J’ai fait des stages pendant lesquels j’ai posé des mètres et des mètres de plinthes, et ça me motivait toujours plus que d’être assis à un bureau ! »
Convaincu, à la rentrée suivante, il intègre la première année du CAP d’ébéniste, à cheval entre le lycée Pierre-et-Marie-Curie de Neufchâteau, dans les Vosges, et l’Ecole de l’ameublement Afpia Est-Nord, à Liffol-le-Grand, à dix kilomètres de là, désigné comme étant la « capitale mondiale du meuble et du siège ». Sacha Tognolli se spécialise en menuiserie en sièges et apprend la fabrication des chaises – l’un des meubles les plus compliqués à concevoir – aux côtés du désormais retraité Jean-Pierre Lengrand, Meilleur Ouvrier de France.
Il peaufine le tout avec une troisième année de « concepteur-créateur » à Vannes-le-Châtel (Meurthe-et-Moselle). « Avec un tapissier, un vannier, un verrier et d’autres artisans d’art, nous avons suivi des cours de dessin, de marketing ou encore de comptabilité pour être capable de monter notre boîte. » De cette émulation, il tire une certaine éthique professionnelle, alliant patience et minutie. Il travaille aujourd’hui au sein de L’Atelier 124, à Nancy, où il s’est installé avec un jeune couple d’ébénistes. Pour lui, l’artisanat d’art apporte des réponses concrètes aux défis du siècle : lutte contre la mondialisation, la standardisation et l’utilisation d’une main-d’œuvre intensive, et pour la relocalisation de l’économie. « Je ne milite plus politiquement ni syndicalement. Mais je n’ai pas lâché le combat, je le mène autrement. »
Retrouvez le programme de la journée de conférences O21 à Nancy