Une condamnation historique et un retentissement mondial… différé de deux mois. Le cardinal George Pell, numéro trois du Vatican, est devenu le plus haut responsable de l’Eglise catholique condamné dans une affaire de pédophilie. L’annonce a été faite mardi 26 février par la justice australienne et a été reprise dans l’ensemble des médias australiens et du monde entier.

Pourtant, ce verdict du tribunal de Melbourne a été prononcé il y a plus de deux mois, le 11 décembre 2018. Mais jusqu’ici les médias, notamment australiens, avaient interdiction d’en rendre compte, sous peine de sanctions. Pourquoi un tel « black-out » ? Tous les médias l’ont-ils respecté ?

  • Pourquoi le cardinal Pell a été condamné ?

Le cardinal George Pell, 77 ans, a été reconnu coupable de l’agression sexuelle de deux enfants de chœur, alors âgés de 12 ans et 13 ans, dans les années 1990, à Melbourne. Dans la foulée de la publication du verdict, mardi, ses avocats ont annoncé l’intention de leur client de faire appel. La peine à laquelle le cardinal sera condamné n’a pas été fixée, mais il encourt jusqu’à cinquante ans de réclusion. Une nouvelle audience est prévue mercredi.

Cinq chefs d’accusations visaient M. Pell : celle de « pénétration sexuelle sur un mineur de moins de 16 ans », rapportée par la victime X, qui a témoigné à huis clos, constitue le crime le plus grave. Les quatre autres relèvent d’« agression sexuelle sur mineur de moins de 16 ans ». L’autre victime, Y, ne témoignera pas : il est mort d’une overdose en 2014, à l’âge de 30 ans.

  • Pourquoi un tel black-out médiatique dans cette affaire ?

Il a donc fallu attendre plus de deux mois pour que les médias puissent relayer le verdict de la justice australienne. L’affaire avait en effet fait l’objet en mai 2018 d’une « ordonnance de suppression » (suppression order), une décision de la justice australienne imposant une obligation totale de silence.

Ce texte émis par le tribunal de Melbourne interdit, sous peine de poursuite, « toute couverture médiatique, totale ou partielle, de la procédure et de publier toute information [en] découlant ». Pour justifier cette mesure, le parquet a évoqué l’énorme retentissement de l’affaire et « le risque très réel et substantiel de porter atteinte à la bonne administration de la justice ». Les médias n’avaient ainsi ni le droit de couvrir les débats, ni même celui de mentionner cette interdiction.

Cette « ordonnance de suppression » a été prise car Mgr Pell devait faire l’objet d’un second procès dans les jours suivants, à propos d’accusations d’agressions sexuelles remontant aux années 1970. Le black-out total du premier procès devait donc rester en vigueur jusqu’à la fin du second. Le juge de Melbourne, Peter Kidd, souhaitait ainsi éviter que les jurés du second procès ne soient influencés par les débats du premier.

Mi-décembre, plusieurs médias du pays ont réclamé la levée de cette mesure, mais leur demande a été rejetée par la justice… et elle-même incluse dans l’ordonnance, avec interdiction de l’évoquer. Cette même ordonnance vise aussi « tout site Internet ou autre format électronique ou de diffusion accessible en Australie ». La justice australienne menaçait ainsi de lancer des procédures contre tous les médias qui outrepassaient cette mesure, quel que soit leur statut ou leur pays d’origine.

Mardi, le cardinal Pell est finalement informé par le juge de l’abandon des poursuites dans ce second procès, faute de preuves. L’ordonnance sur le premier procès a donc été levée, et les médias peuvent désormais en rendre compte.

  • Les médias ont-ils respecté l’« ordonnance de suppression » ?

« Censure ». Le 13 décembre, soit deux jours après le verdict contre Mgr Pell, le quotidien de Melbourne Herald Sun a barré sa « une » de ce mot, sur un fond noir, pour protester contre le fait qu’il ne puisse pas évoquer ce procès.

« Le monde entier est en train de lire une histoire importante qui touche les résidents de l’Etat de Victoria. Mais le Herald Sun n’est pas autorisé à publier des détails sur ces informations essentielles, précisait le journal. Mais faites-nous confiance, c’est une histoire que vous méritez de lire. »

A Sydney, le Daily Telegraph annonçait « Un crime horrible. La personne est coupable. Il se peut que vous ayez déjà lu l’information en ligne. Malgré tout, nous ne pouvons pas la publier » ; et The Age a publié un article parlant du verdict mais sans mentionner le nom de Mgr Pell : « Une personnalité très connue a été reconnue mardi coupable d’un crime grave, mais The Age n’est pas en mesure de révéler son identité en raison d’une ordonnance de suppression. » De leur côté, les agences de presse internationales, comme Associated Press, Reuters et l’Agence France-Presse (AFP), ont choisi de ne pas en parler.

A l’étranger, plusieurs médias ont décidé de ne pas respecter cette consigne, comme CNN, le Washington Post, le Daily Beast ou encore certains sites catholiques. Le New York Times avait pris la décision de publier un article sur le verdict dès le 14 décembre, mais seulement dans son journal imprimé. Aucune mention de ce procès n’était disponible sur son site Internet. En réaction à un article du Columbia Journalism Review qui revenait sur ce black-out en décembre, le quotidien expliquait cette décision :

« Le “Times” couvre l’histoire de Pell dans ses éditions imprimées américaines. Sur l’avis de notre avocat local, nous respectons l’ordonnance de suppression rendue par la cour en Australie en raison de la présence de notre bureau là-bas. »

Et mardi, après la fin du black-out, le New York Times a publié sur son site l’article original paru en décembre 2018 en y ajoutant, au début, une mention explicative. De son côté Le Monde, avait publié un article sur son site le 18 décembre, et dans son édition papier datée du 19 décembre, pour annoncer le verdict contre le cardinal et raconter le silence médiatique imposé en Australie.

  • Des médias ont-ils été sanctionnés ?

Aucun média, en Australie ou à l’international, n’a été sanctionné dans cette affaire. Mais dans un article publié mardi, The Age affirme que « des dizaines de journalistes australiens ont été menacées d’outrage au tribunal pour des articles » sur l’affaire Pell.

Le journaliste Clay Lucas explique que « le directeur des poursuites pénales de Victoria [Etat dont Melbourne est la capitale] affirme que des informations parues peu après la condamnation de George Pell avaient identifié le cardinal, alors qu’il n’avait jamais été nommé ». Avant de poursuivre :

« La directrice des poursuites pénales Kerri Judd a envoyé ce mois-ci plus de cent lettres à des journalistes, des rédacteurs en chef et des groupes de médias indiquant que des journalistes sont susceptibles d’être poursuivis pour violation de l’ordonnance de suppression, outrage en justice, provoquant la colère de la cour et contribuant à renforcer le mépris des journaux internationaux. »
  • D’où vient cette tradition australienne du black-out ?

La transparence de la justice est un principe cardinal du droit australien. L’« obligation de silence » est censée être exceptionnelle, notamment dans les affaires de viol ou les dossiers liés à la sécurité nationale. Mais une guerre des gangs sans précédent à la fin des années 1990 à Melbourne a changé la donne. Face à l’inflation du nombre de procédures complexes et liées, les tribunaux de la ville ont multiplié les « ordonnances de suppression » afin de protéger témoins et prévenus.

« Cela a provoqué un véritable changement culturel, a expliqué à l’AFP, Jason Bosland, spécialiste du droit de la presse à l’université de Melbourne. Si vous représentez un client inculpé pour des crimes graves, la première chose qui vous vient à l’esprit est de demander une ordonnance de suppression. »

Toutefois une vaste étude menée en 2017 a montré que les ordonnances de suppression prises dans l’Etat du Victoria restaient relativement rares par rapport à l’importance des contentieux. L’Etat a toutefois décidé de présenter un projet demandant aux tribunaux de détailler systématiquement les raisons, la durée et la portée des ordonnances de suppression. « Le silence et le huis clos doivent être des exceptions au principe de la transparence de la justice », rappelait de son côté le procureur général de Victoria, Jill Hennessy.

Pédophilie dans l’Eglise : comprendre cette crise historique
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