En Algérie, la colère des journalistes s’ajoute à celle des citoyens
En Algérie, la colère des journalistes s’ajoute à celle des citoyens
Par Alexandre Berteau
Deux figures de l’audiovisuel public ont démissionné pour dénoncer la volonté de leur hiérarchie de taire la révolte en cours.
Manifestations, le 5 mars, à Alger, contre un cinquième mandat du président Bouteflika. / Anis Belghoul / AP
Le visage fermé, face à la caméra, Nadia Madassi lit d’un ton résigné la lettre du président Abdelaziz Bouteflika annonçant le maintien de sa candidature pour un cinquième mandat, malgré le soulèvement populaire que cette perspective a déclenché en Algérie. Ce journal télévisé du soir, dimanche 3 mars, sera le dernier pour la présentatrice de la chaîne publique Canal Algérie. Ayant « très mal vécu cet épisode » selon un de ses collègues cités par l’AFP, elle a annoncé, le lendemain, qu’elle quittait ce poste pour rejoindre la rédaction, après quinze ans de présentation.
Une semaine plus tôt, c’est une autre figure du service public, Meriem Abdou, la rédactrice en chef de l’antenne francophone de la radio nationale, qui démissionnait de ses fonctions d’encadrement. Une décision prise au lendemain des manifestations massives du 22 février, passées sous silence par la Chaîne 3, comme par le reste des médias publics, que ce soit à la télévision, à la radio ou dans la presse. « Je refuse catégoriquement de cautionner un comportement qui foule aux pieds les règles les plus élémentaires de notre noble métier », a expliqué Mme Abdou sur Facebook. Son émission hebdomadaire concernant l’actualité internationale, à laquelle la journaliste souhaitait désormais se consacrer, a été immédiatement déprogrammée par la direction de la radio.
Plus de dix jours après le début d’un mouvement de contestation inédit en Algérie, « la télévision nationale en a fait un reportage pour la première fois dans son JT du 20 heures, lundi 4 mars, déplore le journaliste indépendant algérien Khaled Drareni. Il y a des dizaines de milliers de gens dans les rues et les médias publics restent muets ».
« Informer et non désinformer »
Ce silence est bien souvent imposé par leur hiérarchie aux journalistes du service public. Selon les informations remontées à Reporters sans frontières (RSF), les rédactions ont reçu des instructions de la direction de campagne du président Bouteflika, « mais aussi des responsables politiques de son clan, indique Souhaieb Khayati, directeur du bureau Afrique du Nord de RSF. On leur demande de faire passer les revendications des citoyens pour une simple volonté de changement sous le régime actuel ».
Les marches ayant rassemblé des milliers d’étudiants, le 26 février, dans toute l’Algérie, ont ainsi été seulement évoquées au milieu du journal du soir sur la télévision publique, sans que soit rappelée leur revendication première, le retrait de la candidature du chef d’Etat.
Face à cette censure, une fronde commence toutefois à s’organiser dans l’audiovisuel public. Dans une lettre adressée à leur directeur, le 24 février, des journalistes de la radio nationale ont dénoncé « le traitement exceptionnel dérogatoire imposé par la hiérarchie au profit du président et restrictif quand il s’agit de l’opposition », en rappelant que le silence des médias d’Etat après les manifestations du 22 février « n’est que l’illustration de l’enfer de l’exercice au quotidien de [leur] métier ».
Deux jours plus tard, des dizaines de journalistes ont participé à un sit-in devant les sièges de la télévision et la radio nationale à Alger, pour protester contre les pressions dont ils font l’objet. Le lendemain, ils étaient une centaine sur la place de la Liberté-de-la-Presse pour réclamer leurs droits à « informer et non désinformer ». Une dizaine ont été arrêtés, dont la correspondante de RFI en Algérie, avant d’être relâchés dans la journée.
« Le verrouillage des médias publics a toujours existé, mais ces manifestations de journalistes sont sans précédent dans l’histoire de l’Algérie », souligne M. Drareni. A en croire M. Khayati, de RSF, « il en ressortira sans doute des acquis en matière d’indépendance éditoriale », comme le laisse penser « l’absence de vague de licenciements en représailles » à ce jour.
Les médias privés, souvent propriétés d’hommes d’affaires proches du régime, ne sont pas pour autant épargnés, d’autant qu’une part importante de leurs revenus provient de la publicité étatique. Depuis mardi 5 mars, les quotidiens Echorouk et El Bilad sont ainsi privés de ces annonces, après avoir rendu compte des manifestations dans leurs pages.
Ayant perdu confiance dans les médias publics, nombre d’Algériens, et notamment la jeunesse, se tournent alors vers les réseaux sociaux pour suivre les événements de ces derniers jours, mais aussi vers « une presse en ligne de qualité qui est en train d’émerger », observe M. Khayati.
A l’occasion de la révision de 2016, Abdelaziz Bouteflika avait fait inscrire le principe de la liberté de la presse dans la Constitution. En 2013, il a décrété le 22 octobre Journée nationale de la presse en Algérie. Le pays se classe à la 136e place sur 180 dans le classement mondial de RSF sur la liberté de la presse.