Soudan du Sud : l’emploi, nerf de l’après-guerre
Soudan du Sud : l’emploi, nerf de l’après-guerre
Par Laurence Caramel (Yambio, envoyée spéciale)
Sortir du chaos (3/3). Alors que le chômage est l’une des raisons qui poussent les jeunes à rejoindre les groupes armés, des initiatives les aident à trouver un travail pour reconstruire leur vie.
Des jeunes déposent leurs candidatures pour un travail lors de la foire à l’emploi organisée à Yambio, au Soudan du Sud, le 19 février 2019. / Laurence Caramel / Le Monde
En ce matin de février, Yambio, 40 000 habitants, est en pleine effervescence. La capitale de l’Etat de Gbudue, qui ressemble à un gros bourg rural planté au milieu de la forêt équatoriale sud-soudanaise, organise sa première « foire à l’emploi ». Des centaines de jeunes se pressent devant les petites tables en bois disposées à l’entrée du centre de formation tout juste rénové où des conseillers enregistrent les candidatures. Nom, prénom, âge, emploi ou formation recherchée, numéro de téléphone. C’est la première étape. « On vous recontactera », rassure un des greffiers, débordé.
La foire de Yambio, dans le sud-ouest du pays, est bien plus qu’un événement local. Deux sous-secrétaires générales de l’ONU, Ahunna Eziakonwa, responsable du département Afrique du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), et Asako Okai, sa collègue chargée des pays en crise, conduisent une délégation d’une trentaine de personnalités venues de Juba, la capitale, par deux avions spécialement affrétés par l’Unmiss, la mission de l’ONU au Soudan du Sud. Des diplomates néerlandais, japonais, suédois, espagnol sont du voyage ; le gouverneur de l’Etat, Daniel Badagbu Rimbasa, a déployé toutes les capacités de sa maigre administration pour accueillir dignement ses hôtes.
« Nous ne pouvons pas attendre que tout soit parfait. Nous devons nous assurer que l’accord de paix est mis en œuvre et que cela veut dire quelque chose pour chacun de vous », expose Ahunna Eziakonwa. Et quoi de mieux qu’un emploi pour ce « quelque chose », dans un pays où les deux tiers de la population ont moins de 30 ans et où la paix fraîchement signée reste d’une extrême fragilité ?
Retour à la vie civile
L’accord conclu le 12 septembre 2018 entre le président Salva Kiir et les principaux mouvements rebelles pour mettre un terme à cinq années de guerre au sein du plus jeune Etat de la planète est loin d’avoir fait taire les armes. Mais la région de Yambio, frontalière avec la République démocratique du Congo (RDC) après avoir été à partir de 2016 le théâtre de violents affrontements et de déplacements massifs de populations, est considérée comme « un relatif foyer de stabilité » où il faut prendre le risque d’investir pour sortir de la seule assistance humanitaire.
Les principaux groupes armés sont en voie de démobilisation et les jeunes combattants, engagés volontaires ou recrutés de force, réintègrent peu à peu la vie civile. « Nous devons créer un dividende de la paix. Cela passe par la fin des violences, mais cela consiste aussi à créer des opportunités économiques très concrètes, en particulier pour les jeunes, afin qu’ils puissent reconstruire leur vie », explique Janet Alberda, l’ambassadrice des Pays-Bas, dont le pays finance ce projet de création d’emplois pour les jeunes qui doit, dans un deuxième temps, être déployé dans d’autres villes comme Bor ou Rumbek, également jugées assez stables.
Les Nations unies et les donateurs bilatéraux tirent à Yambio les leçons d’autres crises et tentent de mettre en pratique ce nouveau credo qui consiste à lier précocement action humanitaire et développement en proposant des projets dits « de résilience » pour des populations qui ont perdu l’essentiel de leurs moyens de subsistance. Ce changement ne va pas de soi, tant les besoins humanitaires demeurent immenses. Et en l’absence de financements suffisants pour venir en aide aux 7 millions de personnes – plus de la moitié de la population – les plus affectées par la guerre, certaines ONG redoutent que cette nouvelle priorité ne se fasse au détriment des interventions d’urgence.
Des discours pleins d’espoir
A Yambio, en prenant sa place dans la file bien ordonnée, chacun veut croire qu’il trouvera une réponse à ses problèmes. « J’ai un diplôme en informatique que j’ai passé en Ouganda. Ma famille s’était cotisée, mais ici il n’y a pas de travail. C’est le principal problème », se plaint George Kparabatiko, priant Dieu pour que cette première foire à l’emploi soit un succès. Samuel, 19 ans, voudrait avant tout retourner au collège puis faire des sciences : « J’ai perdu mon père pendant le conflit et j’ai dû tout arrêter. »
Justin Basengo, 30 ans, est chauffeur, mais les 1 000 livres sud-soudanaises (environ 6,80 euros) qu’il gagne chaque mois ne suffisent pas pour vivre. Il veut un deuxième travail, « quelque chose qu’il puisse faire avec [ses] mains ». Adrian, 35 ans, a été instituteur à l’école primaire. Rarement payé. Avec deux femmes et onze enfants, il a fini par rejoindre un groupe armé en pensant que ce serait plus facile. « Mais là-bas non plus, il n’y avait rien à manger. » Au bout d’un an, il est rentré à Yambio et, maintenant que la paix est revenue, il espère que « les donateurs étrangers pourront [lui] trouver un emploi correspondant à [son] diplôme en ressources humaines ».
Garçons et filles livrent leurs rêves, emportés par l’animation qui semble avoir soudain balayé la torpeur habituelle. Les officiels enchaînent des discours pleins d’espoir, les banderoles colorées flottent sur de grandes tentes dressées où s’exposent quelques entreprises, mais surtout des ONG.
Des ateliers « Où chercher un emploi ? » et « Entrepreneuriat » ont été organisés. Dans le premier, l’animateur recommande les adresses des sites Internet des ONG internationales et des agences onusiennes. « Inscrivez-vous et vous recevrez leurs alertes. Vous devez avoir une adresse e-mail et être présents sur les réseaux sociaux, Facebook, LinkedIn… C’est très important », insiste-t-il, avant de se faire rabrouer par un auditoire perplexe qui lui demande de parler dans la langue locale et non en anglais, incompris par le plus grand nombre.
« Nous sommes loin de tout »
L’ONG néerlandaise Spark, spécialisée depuis ses débuts en Bosnie, il y a vingt-cinq ans, dans « l’éducation et l’entrepreneuriat dans les sociétés post-conflit », est chargée d’aider les agriculteurs à concevoir leur activité comme une entreprise. La plupart de ceux qui attendent sous l’affiche « Avez-vous une bonne idée de business ? » pour bénéficier de conseils sont des femmes. « Nous les interrogeons sur leur projet, puis nous évaluons les compétences à acquérir pour y parvenir. Une formation de deux ou trois jours leur sera proposée », explique Benjamin Ndikizi, surpris par l’affluence.
Ian Paterson, lui, n’est pas étonné. Le Britannique, à la tête d’Equatoria Teak Company, une plantation de teck de 18 000 hectares acquise en 2006, est le premier employeur de la région, avec 700 salariés. « Nous sommes la seule entreprise privée. Ici, il n’y a rien en dehors du petit commerce avec l’Ouganda et de l’agriculture, qui reste avant tout une activité de subsistance. Nous sommes loin de tout, il n’y a aucune infrastructure. » Il aurait aimé parler des besoins du secteur privé et, pourquoi pas, recevoir lui aussi le soutien des donateurs pour diversifier ses activités. Pour l’agriculture, Yambio, avec ses terres fertiles et son climat humide, est une terre bénie. La seule sculpture érigée à l’entrée de la ville est celle d’un gros ananas.
Mais il est midi et le temps de la délégation onusienne est compté. Il faut encore inaugurer le nouveau bâtiment du marché, construit par la coopération japonaise, et rendre visite au comité pour la paix qui facilite la réintégration des ex-combattants grâce à des fonds suédois. Sous bonne escorte, le cortège des 4x4 blancs s’éloigne dans un nuage de poussière, emportant avec lui les seules promesses auxquelles les jeunes de Yambio aimeraient pouvoir se raccrocher.
Sommaire de la série « Soudan du Sud : sortir du chaos »
Dans le plus jeune Etat du monde, ravagé par cinq ans d’une guerre civile qui a fait près de 400 000 morts et 4,5 millions de déplacés, l’accord de paix signé le 12 septembre 2018 n’a pas mis fin à la crise. En trois épisodes, Le Monde Afrique prend le pouls de ce pays fragile.