« Le Momo Challenge fait plus peur aux adultes qu’aux enfants »
« Le Momo Challenge fait plus peur aux adultes qu’aux enfants »
Propos recueillis par Morgane Tual
La psychose autour de ce « jeu » dont rien ne prouve l’existence traduit, selon Jean-Bruno Renard, spécialiste des légendes urbaines, le désarroi des parents, qui ne comprennent pas les pratiques de leurs enfants.
Aucune preuve n’atteste de l’existence du « Momo challenge ».
Depuis l’été dernier, le Momo Challenge fascine et terrifie. D’innombrables internautes et médias ont relayé la rumeur selon laquelle ce jeu, qui consisterait en une conversation WhatsApp malsaine avec un personnage effrayant mi-femme mi-oiseau (la photo est celle d’une sculpture japonaise), aurait mené à des suicides d’adolescents. Seulement voilà : aucune preuve n’a jamais accrédité ces allégations, ni même l’existence de ce jeu.
Fin février, des associations britanniques ont tiré la sonnette d’alarme, dénonçant un « mythe », dont le relais médiatique risquait de donner des idées à des personnes mal intentionnées.
Comment cette légende urbaine a-t-elle pu prendre autant d’ampleur ? Réponses avec Jean-Bruno Renard, professeur émérite de sociologie à l’université Paul-Valéry de Montpellier, spécialiste des légendes urbaines et auteur avec Véronique Campion-Vincent de 100 % Rumeurs – La vérité sur 50 légendes urbaines extravagantes (Payot).
Comment une rumeur comme le « Momo Challenge », qui n’est fondée sur aucun fait tangible, a-t-elle pu prendre autant d’importance ?
D’abord, la caractéristique des légendes urbaines d’aujourd’hui, c’est leur rapidité de diffusion. Dans les années 1950 et 1960, il s’agissait d’histoires orales, même si elles passaient aussi un peu par la presse. Internet et les réseaux sociaux ont tout changé.
Mais surtout, le Momo Challenge correspond à un amalgame de deux éléments forts. Il y a déjà l’image, très impressionnante – on ressent un choc en la voyant. Et puis le fait qu’elle ait été très vite associée à la mode des « challenges » sur Internet, et notamment au Blue Whale Challenge. Ce jeu, dont on s’est aperçu qu’il était fictif, consistait prétendument à exécuter cinquante défis dangereux, dont le dernier était le suicide.
Cette notion de « challenge » a donné un côté vraisemblable, car on sait qu’il y a eu des défis réels sur Internet, qui ont engendré des problèmes, comme celui qui consistait à se faire gonfler les lèvres par aspiration. Cet aspect vraisemblable est essentiel pour la diffusion d’une légende urbaine, ça lui donne une crédibilité.
Le Momo Challenge rappelle aussi un autre phénomène : celui du Slender Man.
Cette autre légende urbaine d’Internet – la silhouette d’un homme effrayant aux très longs bras, qui apparaît sur des photos d’enfants – a effectivement été citée comme motif par deux adolescentes américaines qui ont poignardé une camarade en 2014. Existe-t-il un risque qu’une légende urbaine comme le Momo Challenge mène à de réels dangers ?
Les deux adolescentes qui disaient s’être inspirées de Slender Man se sont retrouvées en hôpital psychiatrique. Elles ont cité le Slender Man, mais ça aurait pu être n’importe quoi d’autre. On a aussi pu reprocher au jeu de rôle de générer des crimes ; or, les liens étaient d’ordre psychiatrique.
Dans les deux cas, l’interprétation erronée d’un fait divers a apporté de la vraisemblance à la légende urbaine. Le Momo Challenge a explosé parce qu’on a dit qu’une adolescente s’était suicidée à cause de lui. On a appris depuis qu’elle avait, en fait, été victime d’agression sexuelle. Mais c’était trop tard : la rumeur a continué.
Le Slender Man est un personnage effrayant aux longs bras, dont l’image s’est diffusée sur Internet. / Le Monde.fr
Pourquoi le Momo Challenge fait-il si peur ?
Il fait surtout peur aux parents, aux éducateurs, aux hommes politiques… Bref, aux adultes. C’est un phénomène bien connu : souvent, ce genre de légende urbaine ne fait pas peur aux enfants, même si elles les concernent. Chez les ados, le Momo Challenge n’est qu’un jeu à se faire peur.
Mais chez les parents, il y a une panique. On peut faire le parallèle avec cette rumeur, à la fin des années 1980, selon laquelle des décalcomanies étaient imprégnées de LSD et diffusées par des trafiquants de drogue pour habituer les enfants.
Avec le Momo Challenge, on a le même phénomène : les parents découvrent une pratique qu’ils ne connaissent pas bien, qui est apparemment liée à quelque chose de très dangereux – les fameux « challenges ». En plus, le Momo Challenge est lié à une figure horrible japonaise, qui appartient plus à l’univers des enfants que des parents – à part dans le cas des très jeunes parents biberonnés aux mangas. Enfin, tout cela se passe sur des supports, des communautés où les adultes ne sont pas, ce qui crée une rupture de plus.
Cela traduit le désarroi des parents devant les pratiques des enfants et des adolescents qu’ils ne comprennent pas. Et finalement, ça crée une panique : on pense que nos enfants sont en danger. Alors que les ados, eux, ont vite pris ça pour un jeu, un canular, ils l’ont décelé beaucoup plus vite que les parents. Ils s’amusent à se faire peur, mais ils ne sont pas vraiment dupes.
Pourquoi aime-t-on « s’amuser » à avoir peur ?
C’est très utile d’avoir des objets de peur, et encore plus de jouer avec. « Je ne crois pas aux fantômes mais j’en ai peur », disait la marquise du Deffand. Cette figure grotesque de femme poule, tout le monde voit bien qu’elle n’est pas réelle. Mais comme dans les films, on aime haïr les méchants. Derrière ces figures horrifiques, on met des choses qui nous font réellement peur. Si je peux maîtriser cette figure horrifique, je peux maîtriser mes peurs profondes.
Le Momo Challenge est-il une légende urbaine comme une autre ?
C’est une « creepypasta » comme une autre – une sous-catégorie des légendes urbaines horrifiques à l’ère d’Internet. Avec les « creepypasta », au départ, on a la création d’un individu : une sculpture pour le Momo Challenge, une image pour le Slender Man – même si dans le cas de Slender Man, l’image a été créée pour ça, contrairement au Momo Challenge. Ensuite, la viralité fait le reste. Et il y a un effet Frankenstein : la créature échappe au créateur, les gens en font ce qu’ils veulent, ils s’approprient les images, les parodient…
Les légendes urbaines traditionnelles, elles, devaient, pour pouvoir circuler, avoir une stabilisation de la structure narrative. Et c’étaient des histoires : dans le cas des « creepypastas », il n’y a pas vraiment d’histoire, ce sont plutôt des figures.
Le Momo Challenge s’inscrit-il dans la lignée de figures plus anciennes, comme la bête du Gévaudan par exemple ?
Oui, mais il faut voir ça au cas par cas. Le Slender Man, par exemple, s’inscrit dans la lignée des croque-mitaines, parce qu’il enlève des enfants. Ce sont des figures d’épouvante dont la fonction est de calmer les enfants.
Beaucoup de légendes urbaines ont ce type d’antécédents folkloriques. Pour le Momo Challenge, on pourrait faire un lien avec le diable tentateur, qui, dans une histoire du Moyen Age, mène à la mort de celui qui est tombé dans ses filets en cédant à la tentation.