L’Europe peut-elle sortir de l’histoire ?
L’Europe peut-elle sortir de l’histoire ?
Par Sylvie Kauffmann
Le tandem franco-allemand ne peut plus jouer le rôle de moteur à lui tout seul. D’autres coalitions et d’autres modes de fonctionnement doivent être mis en place.
Le ministre allemand de l’économie, Peter Altmaier (à droite) et son homologue français, Bruno Le Maire, donnent une conférence de presse, le 19 février 2019, à Berlin, à la suite de discussions sur la politique industrielle de l’Union européenne. / JOHN MACDOUGALL / AFP
Le Cercle des économistes. C’est le symbole du défi européen. La décision, annoncée le 6 février par la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, de bloquer la fusion des deux groupes industriels français et allemands Alstom et Siemens était à la fois juridiquement irréprochable et politiquement incompréhensible.
Irréprochable, car l’Union européenne (UE), entité fondée sur le respect des règles et la défense de l’Etat de droit, ne peut se permettre de bafouer ce même droit lorsque ça l’arrange : ce serait nier sa propre identité. Il existe au sein de l’UE des règles strictes pour défendre la concurrence, et Mme Vestager n’avait d’autre choix que de les appliquer.
Mais incompréhensible, car, à l’heure où l’Europe est prise en étau entre la Chine et les Etats-Unis, où ses entreprises et ses consommateurs redoutent d’être les proies d’une mondialisation sans pitié, refuser à deux fleurons industriels la chance de devenir un champion européen capable de rivaliser avec ses concurrents à l’échelle mondiale, notamment avec le géant ferroviaire chinois CRRC, est contraire à toute logique politique – et même, probablement, à l’instinct européen de la commissaire danoise, elle-même une femme très politique.
Stratégie industrielle commune
Ainsi va le paradoxe européen. L’Europe peut-elle sortir de l’histoire ? Oui, bien sûr, si elle ne se donne pas les instruments de la puissance au XXIe siècle. Alors, à peine remis de la déconvenue Alstom-Siemens, les ministres de l’économie français et allemand, Bruno Le Maire et Peter Altmaier, ont jeté les bases, le 19 février à Berlin, d’une stratégie industrielle commune susceptible de permettre à des champions européens d’émerger au niveau mondial.
Au moment où la saga du Brexit aborde sa dernière ligne droite après avoir tenu le continent en haleine depuis bientôt trois ans, et alors que les partis nationalistes arrivés au pouvoir dans plusieurs pays de l’UE, en particulier en Italie, l’un des six pays fondateurs, s’emploient à affaiblir l’Europe en la divisant sans pour autant la quitter, les dirigeants européens ne cachent pas leur inquiétude.
Quitter l’UE, c’est sortir de l’histoire, a averti en substance Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, le 22 février, dans un discours à l’université de Bologne. L’adhésion à l’Union donne aux Etats membres la capacité d’affronter ensemble les effets négatifs de la mondialisation, qui tire vers le bas les standards sociaux, alors que séparément ils seront impuissants. « L’UE, fait valoir Mario Draghi, permet aux pays membres de réaliser des objectifs qu’ils ne pourraient pas atteindre seuls. Et l’Union, à son tour, a la capacité d’exporter certains de ses standards à l’échelle mondiale. »
Passer de la dimension défensive de l’UE – l’union fait la force – à une mission plus positive, celle d’une entité capable de produire des normes exemplaires pour le reste du monde, qu’elles soient démocratiques, juridiques ou sociales, est l’un des défis qui se posent aux proeuropéens. Avec le premier d’entre eux, en cette période d’insurrections électorales et sociales : contrecarrer, par une politique d’unité et d’égalité, le clivage gagnants/perdants de la mondialisation qui s’est installé dans les sociétés européennes.
Un autre contentieux illustre toute la difficulté des Européens à s’unir pour devenir acteurs de l’histoire au XXIe siècle. Il est essentiellement franco-allemand et porte sur des questions à la fois éthiques et économiques, à propos de la politique d’exportation des armements.
Chemin sinueux
Au départ, Paris et Berlin font un constat commun : dans un monde désormais dominé par la logique de compétition des grandes puissances, où, sous l’effet de l’unilatéralisme du président américain, Donald Trump, l’alliance transatlantique n’est plus une évidence, l’Europe doit renforcer ses capacités de défense. Sans même parler de la chimère d’une « armée européenne », ce renforcement passe par la production d’armements communs, pour ne pas être totalement dépendants des équipements américains et réduire la dispersion entre les différentes industries d’armement nationales qui se font absurdement concurrence en Europe et sur les marchés mondiaux.
Les deux grands pays fondateurs de l’UE parviennent donc, au terme d’un chemin sinueux, tant, pour des raisons historiques, leurs approches de la défense sont différentes, à se mettre d’accord sur un programme sophistiqué de systèmes aériens communs – surnommé « l’avion du futur » – et la construction de chars. Victoire ! Pas tout à fait, en réalité. Car les industriels chargés de fabriquer ces équipements ont besoin de visibilité sur la possibilité de les vendre à l’exportation, en particulier à l’extérieur de l’UE, sans quoi les investissements seront trop coûteux.
Et c’est là que le bât blesse : l’Allemagne, beaucoup plus regardante que la France sur les conditions d’exportation des armes, refuse d’assouplir ses règles très restrictives. Au moment où diplomates allemands et français tentent laborieusement de surmonter ce blocage, la Grande-Bretagne en fait, elle, l’amère expérience : partenaire du consortium européen Eurofighter, son entreprise de défense BAE Systems est empêchée de fournir des pièces détachées à l’Arabie saoudite parce que l’Allemagne a imposé un embargo sur les armes à destination de ce pays après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, le 2 octobre 2018.
Le diable, dit-on, est dans les détails. Trop souvent, de nobles initiatives européennes se brisent sur le mur des exigences nationales des uns ou des autres. Comment avance-t-on à 28, ou même 27, lorsqu’il faut agir comme si l’on n’était qu’un ? Longtemps, les experts de l’Europe ont cru que le fameux « moteur franco-allemand » pouvait suffire. Aujourd’hui, il apparaît de plus en plus évident que, plus de soixante ans après le traité de Rome, cet indispensable tandem ne peut jouer de rôle moteur à lui tout seul : d’autres coalitions doivent être construites. Et d’autres modes de fonctionnement, comme le vote à la majorité qualifiée au lieu du vote à l’unanimité, doivent être trouvés. Pour sortir des blocages mortifères, et anachroniques, qui entravent l’Europe.
Ce supplément a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Cercle des économistes.