Pierre Nora : « La fin d’un monde n’est pas la fin du monde »
Pierre Nora : « La fin d’un monde n’est pas la fin du monde »
Par Pierre Nora (historien, membre de l'Académie française)
L’économie a été profondément transformée par les technologies numériques. S’agit-il de simples outils au service de l’intelligence humaine ? Ou ces outils nous fabriquent-ils une autre manière de vivre et même un autre homme, un univers transhumaniste ?, s’interroge l’historien Pierre Nora.
L’historien Pierre Nora, en 2013. / MICHEL EULER / AFP
Le Cercle des économistes. L’histoire humaine a connu bien des catastrophes, crises, épidémies et autres bouleversements. Mais ce qui est frappant, et de nature à nourrir un pressentiment d’apocalypse, c’est la précipitation convergente de la série de phénomènes, mondiaux ou occidentaux, que nous avons vécus depuis trente ou quarante ans sans trop nous en apercevoir, et dont chacun a valeur de révolution.
Révolution démographique, d’abord. A l’échelle d’une vie humaine, la population mondiale est passée de 2,5 à 7,7 milliards, avec la perspective de 10 milliards dans trente ans. Révolution écologique : nous avions vécu depuis Descartes sur l’idée de l’homme « maître et possesseur de la nature » ; la nature nous fait brutalement savoir que l’homme achève de la détruire. Révolution climatique, qui promet en accéléré des bouleversements que la Terre n’aurait pas connus depuis 120 000 ans !
L’Occident a perdu le gouvernement du monde
A ces phénomènes mondiaux, il faut ajouter une révolution géostratégique aux conséquences pour nous incalculables : l’Occident a perdu le gouvernement du monde. A quoi se surajoute une révolution économique, liée à l’effondrement de la civilisation industrielle, dont la conséquence directe est l’apparition invasive de ce que couvre le « populisme ».
Et puis une révolution politique, qui voit l’épuisement des systèmes démocratiques, lesquels avaient représenté à nos yeux la formule aboutie des manières de vivre ensemble, nationales et internationales. Sans oublier une révolution religieuse, qui voit la montée en puissance de l’islam que l’on ne soupçonnait pas il y a encore trente ans.
Et une dernière, mais peut-être la plus importante, l’avènement d’une société des individus en lieu et place d’une société « holiste » où le tout de la collectivité, notamment nationale, l’emportait sur les intérêts des particuliers. Ce basculement entraîne une rupture de la solidarité et de la continuité historiques au profit d’un « présentisme » tout-puissant, cette notion neuve qui s’est imposée pour caractériser notre rapport au temps, au passé et à l’avenir.
Conscience écologique
Pour appréhender le passé et l’avenir, nous avions jusqu’à une date récente des vecteurs d’intelligibilité qui donnaient chacun un sens à l’histoire, une histoire dans laquelle nous nous sentions insérés. On pouvait en effet, jusqu’aux années 1970, croire, pour certains, à une restauration encore possible d’un ordre antérieur, un retour à l’ancien régime des choses ; d’autres pouvaient vivre, la science aidant, sur l’idée d’un progrès général de l’humanité ; d’autres enfin espéraient dans une forme de révolution mondiale qui ferait du passé table rase. Ces trois registres d’appréhension du passé et du futur se sont, eux aussi, presque simultanément évanouis.
L’avènement de la conscience écologique a sonné l’heure de la fin d’une restauration possible. Hiroshima et Auschwitz ont marqué la fin de la croyance en un progrès général de l’humanité, même si des progrès sectoriels s’opéraient tous les jours dans tous les domaines. Encore les anthropologues, tel Claude Lévi-Strauss, montraient-ils sur ce point que tout progrès avait son envers, assombrissant ses avantages. Ainsi, par exemple, l’allongement de la durée moyenne de la vie, à coup sûr le plus grand des progrès récents puisqu’il est une victoire sur la mort, se paie-t-il d’insolubles difficultés sociales et sanitaires, comme des souffrances de fins de vie trop longues. Quant à l’idée de révolution, avec l’espoir qu’elle portait, elle est morte avec l’éclatement de l’Union soviétique, et même plus tôt pour beaucoup, dès 1956, avec le rapport Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique.
Au règne de l’histoire et des idéologies a succédé le règne de l’économie, passée au poste de commande. Elle a redessiné la carte du monde et des mentalités et s’est vue elle-même envahie, transformée de l’intérieur et de l’extérieur, par tout ce que les technologies de l’information et de la communication ont produit depuis la puce, l’ordinateur, les télécoms et les réseaux jusqu’aux robots et à l’intelligence artificielle. Toutes technologies numériques porteuses non seulement d’une économie capitaliste nouvelle, reconfigurée par un contexte mondialisé, mais d’une révolution cette fois plus révolutionnaire que toutes les précédentes et débouchant sur un autre type de civilisation.
S’agit-il de simples outils au service de l’intelligence humaine ? Ou nous fabriquent-elles, ces technologies, une autre manière de vivre et même un autre homme, un univers transhumaniste ? C’est la question la plus fondamentale de notre temps.
L’avenir le dira à ceux qui viendront après nous. D’ici là, les savants en disputent. Quant au simple mortel que je suis, il a tendance à penser que ce sont les hommes qui ont inventé les robots, et non l’inverse – que ce qui distingue l’intelligence « naturelle » est une capacité créatrice que n’a pas l’intelligence artificielle, purement mécanique en dépit de ses performances. Nous savons, depuis Paul Valéry, que les civilisations sont mortelles. Et nous savons aussi, depuis l’historien anglais Arnold Toynbee, que la fin d’un monde n’est pas la fin du monde.
Ce supplément a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Cercle des économistes.