Manifestation contre le projet de loi destiné à isoler l’Internet russe du reste du monde en cas de besoin. A Moscou, le 10 mars. / Alexander Zemlianichenko / AP

Près de 15 000 personnes, selon les organisateurs, 6 500 selon la police, ont défilé dimanche 10 mars, à Moscou, contre un projet de loi destiné à isoler l’Internet russe du reste du monde en cas de besoin. Le texte devait être adopté en deuxième lecture à partir de mercredi à la Douma, la chambre basse du Parlement russe. Un appel à la « résistance numérique » a été lancé par ses détracteurs qui dénoncent la tentation du pouvoir de s’orienter vers un « modèle chinois », en exerçant un contrôle de plus en plus étroit sur le réseau.

Porté notamment par le sénateur Andreï Klichas et le député Andreï Lougovoï – ex-agent du KGB accusé par la Grande-Bretagne d’avoir empoisonné au polonium l’un de ses anciens comparses, Alexandre Litvinenko, décédé en 2006 – le projet insiste sur la souveraineté nécessaire du « Ru.net », l’Internet russe, décrit comme une possible forteresse assiégée « compte tenu du caractère agressif de la stratégie de la cybersécurité des Etats-Unis ».

Dans une note explicative, ses auteurs s’appuient en effet sur un document américain de septembre 2018, dans lequel la Russie fait figure de menace, au même titre que l’Iran et la Corée du Nord, pour préconiser « des mesures de sécurité ». Parmi ces dernières, figurent l’instauration d’un contrôle centralisé, le transfert minimisé « à l’étranger de données échangées entre utilisateurs russes », voire l’arrêt du trafic et le débranchement des serveurs étrangers.

« C’est leur invention », avait lui-même exposé Vladimir Poutine devant des journalistes russes, le 20 février, en évoquant le rôle des Etats-Unis dans Internet. « Ils écoutent tout, ils voient et ils lisent tout ce que vous faîtes (…) pour cette raison, nous devons créer de tels segments indépendants. »

« Cet argument ne tient pas debout, c’est fait pour faire peur à la société avec un ennemi extérieur qui serait susceptible de débrancher la Russie », accuse Artiom Kozliouk. Fondateur de l’association RoskomSvoboda (« RoskomLiberté »), ainsi dénommée par opposition à l’autorité de régulation, Roskomnadzor, ce dernier y voit plutôt une nouvelle tentative de censure pour restreindre la liberté de circulation sur l’Internet. « Il existe sans doute une tendance mondiale dans cette direction, mais cela se fait sous un contrôle plus strict et un système judiciaire plus adéquat », observe-t-il.

Hantise du pouvoir russe

Dimanche, beaucoup de protestataires estimaient en effet que la principale motivation du projet de loi controversé réside dans « le potentiel de mobilisation d’Internet », véritable hantise du pouvoir russe. Bien qu’autorisée, la manifestation s’est donc soldée par une trentaine d’interpellations, et la confiscation de ballons portant un symbole de résistance, embarqués non sans difficultés dans les fourgons de police. « Nous ne voulons pas vivre dans une prison numérique », fustigeait dans le cortège Alexandre Savine, du parti Pirate.

« Ce n’est pas clair en quoi consistent les menaces. Ni le projet de loi, ni la note explicative ne les décrivent », le conseil des experts auprès du gouvernement russe

Des tests secrets auraient été pratiqués. Au début du mois d’octobre 2018, lors de mouvements de protestation en Ingouchie, un petit territoire à majorité musulmane membre de la Fédération de Russie qui s’insurgeait contre un redécoupage de ses frontières avec la Tchétchénie voisine, l’Internet avait ainsi été coupé plusieurs jours sur tous les réseaux mobiles. Le projet de loi prévoit également la « mise en œuvre d’entraînements réguliers ». Il ne dit rien, en revanche, des dépenses colossales que de telles mesures à grande échelle pourraient entraîner.

A la différence de la Chine, qui a bâti dès le début son propre internet fermé, la dépendance de la Russie dans le système numérique mondial, est totale. Le conseil des experts auprès du gouvernement russe a d’ailleurs émis de fortes réserves sur ce projet de loi, en prédisant « des perturbations majeures » sur le réseau russe et un coût pour la réalisation d’un système indépendant estimé à plus de 134 milliards de roubles par an (environ 1,8 milliard d’euros). « Ce n’est pas clair en quoi consistent les menaces. Ni le projet de loi, ni la note explicative ne les décrivent, pas plus que les lacunes de la législation en vigueur », poursuivent-ils, cités par le journal Kommersant.

Ces experts, tout en critiquant l’extension « excessive » des pouvoirs de Roskomnadzor, considèrent les objectifs assignés irréalistes. « Le texte oblige les opérateurs de télécoms à donner un schéma complet de leurs réseaux, ce qui est techniquement impossible en raison des constantes extensions et mises à jour. » Les multiples tentatives infructueuses de Roskomnadzor de bloquer Telegram, le réseau de messagerie cryptée, ont servi de démonstration.

Appel aux sénateurs à rejeter les textes

Les détracteurs du projet s’inquiètent surtout de l’accumulation de textes législatifs visant à contrôler l’Internet en Russie. Le 7 mars, deux autres lois ont été adoptées avec un chapelet de pénalités à la clé pouvant aller de 30 000 roubles (environ 400 euros) d’amende, au minimum, à quinze jours d’emprisonnement. La première concerne les infox, la diffusion de fausses informations « susceptibles d’avoir un écho social significatif » ; la seconde propose de sanctionner toute manifestation d’« irrespect » à la société, l’état, les symboles officiels de la fédération de Russie, sa Constitution, ou « les autorités qui exercent le pouvoir ».

Un spectre suffisamment large et flou pour inciter le Conseil des droits de l’homme rattaché à la présidence russe à lancer un appel aux sénateurs à rejeter ces textes, considérés également comme « une tentative alarmante pour réduire au silence l’opposition », par l’ONG pour la défense de la liberté d’expression, Pen America. Lundi, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov a fermé la porte à ces critiques : « Tout le monde est pour la liberté de l’Internet (…), a-t-il déclaré, mais les projets de loi adoptés ne visent pas à restreindre cette liberté, ils visent au contraire à préserver la viabilité de l’Internet dans le cadre d’actions potentiellement agressives dans le cyberespace contre notre pays. »

Depuis 2015, un ensemble de lois a déjà été voté, qui contraignent notamment les opérateurs du Web à stocker sur le territoire national les données des ressortissants russes, ou qui visent, sans effet réel jusqu’ici, à interdire les VPN (réseaux virtuels privés) s’ils n’intègrent pas la « liste noire » des sites bloqués en Russie.