Une édition enfin digne de ce nom de Time and Tide (2000), chef-d’œuvre du prolifique cinéaste hongkongais Tsui Hark (Il était une fois en Chine, The Blade, Detective Dee), remet sur le devant de la scène ce polar ­vibrionnant, enterré depuis sa sortie française, en décembre 2001, mais dont la réputation ne s’est jamais ternie. A le redécouvrir près de vingt ans plus tard, dans une très belle copie Blu-ray, force est de constater que le film n’a rien perdu de sa puissance ni de son inventivité, si ­débordantes qu’aucun blockbuster d’action ne lui est, entre-temps, jamais vraiment arrivé à la cheville.

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Time and Tide marquait le grand retour de Tsui Hark à Hongkong, après une brève tentative d’intégrer le système hollywoodien, avortée après deux comédies ­d’action avec Jean-Claude Van Damme (Double Team et Piège à ­Hongkong) frisant le grand n’importe quoi. Trois ans après la rétrocession de Hongkong à la Chine, ce nouveau film recueillait non seulement les fruits de l’expérience américaine du réalisateur, mais accomplissait également une synthèse définitive du cinéma turbulent et euphorique qui avait été ­celui de l’île durant les années 1980 et 1990. Time and Tide apparaît aujourd’hui comme un dernier feu d’artifice, déjà presque anachronique au sein d’une cinématographie qui s’apprêtait majoritairement à baisser pavillon.

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Théorie du chaos

« Au commencement, il y avait le néant. » C’est sur cette généalogie digne du Big Bang que s’ouvre un film impossible à résumer, tant il s’acharne à aller toujours plus vite que son spectateur. Tyler (Nicholas Tse), jeune barman, met enceinte une inspectrice de police nommée Jo (Cathy Tsui) au terme d’une nuit d’ivresse. Afin de la soutenir ­financièrement, le jeune homme s’engage dans une agence de sécurité, au service de gros bonnets. Les clients se succédant, Tyler se lie d’amitié avec Jack (Wu Bai) et son épouse An Hui (Candy Lo), elle aussi enceinte et fille d’un richissime businessman. Ancien mercenaire repenti, Jack est poursuivi par un cartel mexicain pour une sombre affaire de dettes et ­entraîne Tyler dans le tourbillon de ses règlements de comptes.

Le film fait siens l’anarchie et le bouillonnement propres à la ville en perpétuelle mutation

Inutile de chercher à tout comprendre dans ce film, qui illustre la théorie du chaos régissant le ­cinéma de Tsui Hark : le mouvement et la fragmentation précèdent toujours le sens, qui s’engouffre dans l’appel d’air créé par la mise en scène. Au rythme insensé d’une idée par plan, le cinéaste lance sa caméra à l’assaut de toutes les dimensions de l’espace, la hisse aux points de vue les plus insolites, la lance dans le vide (un combat époustouflant sur les façades vertigineuses des hauts immeubles de la ville), lui fait traverser les parois (Tyler s’abritant d’une explosion dans un frigo) et chavirer les perspectives, dans une fièvre panoptique de tous les instants.

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Dans le dédale fourmillant de Hongkong, le film fait siens l’anarchie et le bouillonnement propres à la ville en perpétuelle mutation. L’action selon Tsui Hark s’appuie ainsi sur une vision du monde comme désordre originel, et de l’existence comme grande bousculade d’atomes sans raison ni dessein, dont il poursuivrait les mille télescopages et l’expansion infinie. Derrière les codes dispersés du cinéma de genre, le style forcené du cinéaste a tout d’une cosmogonie, où la forme naît sans cesse de l’informe, reliant l’infiniment grand à l’infiniment petit.

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Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le motif qui traverse Time and Tide en filigrane soit celui de la grossesse, de la naissance à ­venir, de la vie qui prend forme. Le ­déluge de balles, de duels, ­d’affrontements, de courses-poursuites qui animent les person­nages masculins n’est peut-être que le reflet à grande échelle du bouleversement moléculaire ­invisible qui se produit dans le ventre arrondi des personnages féminins. Femmes et hommes partagent ici un même objectif : préparer, dans ce bazar monumental qu’est le monde, une place, aussi infime soit-elle, pour que la vie puisse advenir. Au cœur du chaos et d’une violence proliférante, Time and Tide ­conserve ainsi un fond incorruptible de candeur et d’innocence qui le rend infiniment précieux.

[Trailer] Time and Tide
Durée : 01:12

Time and Tide, film hongkongais (2000) de Tsui Hark (1 h 53). 1 Blu-ray + 1 DVD + 1 livret, Carlotta Films, 28 €. Sur le Web : carlottafilms.com et www.facebook.com/CarlottaFilms