Pourquoi est-il si difficile de tirer des conclusions des consultations en ligne ?
Pourquoi est-il si difficile de tirer des conclusions des consultations en ligne ?
Par Solène Agnès, Léa Sanchez
Censées mettre en avant la parole citoyenne, les consultations en ligne se multiplient. Pourtant, il est difficile de tirer des conclusions fiables de ces outils participatifs.
« Espace de contributions » du site officiel du grand débat national. / https://granddebat.fr/pages/bienvenue-sur-lespace-de-contributions
Quelles solutions pour sortir de la crise des « gilets jaunes » ? Faut-il renoncer au changement d’heure ? Ces questions n’ont pas grand-chose à voir entre elles, mais elles ont fait l’objet, ces derniers mois, de consultations en ligne. Elles figurent dans des questionnaires rédigés par le gouvernement dans le cadre du grand débat, par le Conseil économique, social et environnemental, par la Commission européenne, l’Assemblée nationale ou par des collectifs et association divers. Quelle que soit leur forme – il y en a une certaine variété –, ces consultations ont le même but : savoir ce que l’opinion pense d’un sujet.
Même si le nombre de répondants est important, il faut être très prudent sur les conclusions que l’on tire de ce genre de consultations, tant les biais sont nombreux.
Voici cinq raisons de se méfier des consultations en ligne.
- Elles ne sont pas représentatives
« La première limite de ces consultations en ligne, c’est celle de la représentativité », pointe Stéphanie Wojcik, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Est Créteil.
Un « sondage » en ligne peut recueillir des dizaines de milliers de réponses sans toutefois refléter la diversité de la population française. Exemple fréquent : une question posée en ligne par un parti politique a toutes les chances de susciter des réponses de la part des sympathisants dudit parti. En toute logique, la réponse à la question posée sera donc en accord avec la ligne politique en question. Et ce « sondage » n’aura aucune valeur pour décrire l’état de l’opinion.
Les sondages réalisés par les instituts reconnus, bien que critiquables et critiqués, ont cet avantage : ils se basent sur des échantillons représentatifs de la population. En clair, la cohorte qu’ils interrogent est censée représenter la population en matière de sexe, d’âges, de catégories socioprofessionnelles. Ce qui n’est pas le cas des consultations en ligne.
- Pour y participer, il faut savoir qu’elles existent
En janvier, de nombreux internautes se sont plaints de n’avoir découvert qu’après sa clôture l’appel à contributions lancé par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans le cadre de la contestation des « gilets jaunes ». Le dispositif, qui permettait de déposer une idée et de voter pour celles des autres, n’avait généré que 31 000 inscriptions sur le site de cette assemblée constitutionnelle. « On recherchait des propositions individuelles. Notre consultation, c’est une boîte à idées », défend Michel Chassang, président de la commission temporaire responsable de la consultation.
Tous ceux qui auraient voulu participer à la consultation du CESE, ou à celles du grand débat, n’ont pas forcément eu connaissance de leur existence. Nombreuses sont celles qui passent inaperçues jusqu’à publication de leurs résultats. « Les individus qui participent sont des personnes dotées d’un certain bagage socioculturel, d’un certain niveau de revenus, d’un certain niveau d’intérêt pour la politique, ce ne sont pas les plus défavorisées », souligne Mme Wojcik.
Par ailleurs, ces consultations se faisant sur Internet, elles défavorisent, voire excluent, de fait, toutes les personnes – âgées notamment – qui n’ont pas accès à un ordinateur.
- Elles mobilisent des groupes de pression
Pour peser dans le débat, les militants de toute obédience ont bien compris l’intérêt de peser dans ce type de consultation. Il suffit de s’y rendre en nombre pour faire pencher la balance du côté qu’on estime être le bon.
Les internautes qui ont participé à la consultation du CESE ont largement plébiscité la proposition visant à abroger la loi autorisant le mariage entre personnes du même sexe. Est-ce une position partagée par l’ensemble de la population ? Rien ne permet de le dire. « On a été victimes de militants de la “Manif pour tous” en fin de consultation », explique M. Chassang.
Sur le site Arrêt sur images, Virginie Telenne, l’ancienne figure de la Manif pour tous plus connue sous le nom de Frigide Barjot, ne s’en est pas cachée. Elle a « appelé ses adhérents et sympathisants à voter pour [ses propositions], notamment via des envois de mail ». La consultation du CESE a recensé plusieurs centaines de réponses issues de ce groupe.
Pour la chercheuse Stéphanie Wojcik, cette surmobilisation des groupes militants est inévitable : « Ils ne peuvent pas ne pas y être ». Le site du grand débat, ouvert en janvier pour permettre « à toutes et tous de débattre de questions essentielles pour les Français », a également été victime de cette mobilisation militante. En février, Le Monde relevait au moins 4 500 contributions comportant la même phrase contre la limitation de vitesse à 80 km/h sur certaines routes. La Ligue de défense des conducteurs a incité ses membres à copier-coller ce message dans leur contribution au grand débat.
Les utilisateurs peuvent voter plusieurs fois
Impossible de garantir que des internautes n’aient pas voté à plusieurs reprises. Le site du grand débat impose aux internautes de s’inscrire pour pouvoir répondre aux questions et déposer leurs contributions. Mais il est possible de se créer plusieurs comptes en quelques clics, avec des adresses e-mail différentes, ou encore d’utiliser un alias, c’est-à-dire une adresse e-mail qui redirige les messages vers un autre compte. Même constat pour la plateforme en ligne de l’association Parlement & Citoyens, conçue pour permettre aux parlementaires et aux citoyens « de rédiger ensemble les lois ».
La consultation organisée par la Commission des affaires européennes sur le changement d’heure ne nécessitait, elle, pas d’inscription. « Le système de cookies mis en place interdisait à un internaute de voter deux fois à partir du même navigateur et du même ordinateur », nous indique-t-on à l’Assemblée nationale.
Rien n’empêchait, par exemple, de voter chez soi, puis au bureau et sur son téléphone que le système considérera comme trois « personnes » différentes. Ou encore de supprimer ses cookies et de voter une nouvelle fois.
Le nombre même de participants est donc à prendre avec précautions.
Les résultats sont difficiles à interpréter
Selon Stéphanie Wojcik, « l’interprétation des résultats des consultations en ligne est compliquée, notamment pour le grand débat ». Dans cette consultation ouverte, chaque citoyen peut répondre en de gros paragraphes à plusieurs dizaines de questions. Comment faire ressurgir de la valeur de cette masse de données ?
Lors d’un décompte arrêté fin février, Le Monde avait calculé que le site du grand débat avait recueilli un peu plus de trois millions de textes effectivement écrits, l’équivalent de cinq fois A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust.
C’est l’institut de sondage OpinionWay qui aura la tâche de traiter et d’analyser cette masse de données. En moins de deux semaines. Ce qui soulève de nombreuses questions de méthode.
Les conditions de participations aux consultations en ligne méritent donc encore d’être améliorées. Et l’enjeu est de taille. Les dernières consultations l’ont montré : « Il y a un appétit des gens pour les débats et la discussion », souligne la chercheuse Stéphanie Wojcik. Cela constitue un élément essentiel des objectifs de la « e-démocratie ». Elle vise à utiliser les sites web comme des supports de débats et d’information. Avec cette utopie : rendre les citoyens égaux face au débat politique.