« Il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu » : récit d’une journée de violence parmi les « gilets jaunes » à Paris
« Il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu » : récit d’une journée de violence parmi les « gilets jaunes » à Paris
Par Henri Seckel, Aline Leclerc, Raphaëlle Bacqué
L’acte XVIII des « gilets jaunes » a été marqué par des saccages, des heurts et 237 interpellations. Reportage au coeur de la manifestation sur les Champs-Elysées.
Incendie au numéro 77 des Champs-Elysées, samedi 16 mars. / Julien MUGUET pour "Le Monde"
Dès le matin, tout le monde a été embarqué dans le même piège. « La France à Paris », ont promis depuis plusieurs jours les figures des « gilets jaunes » et à partir de 9 heures, ce 16 mars, des cortèges partis de plusieurs gares parisiennes ont convergé vers les Champs-Elysées. Il est vite apparu, cependant, que ce dix-huitième samedi de manifestations serait violent.
Les sites internet les plus emblématiques des groupes d’autonomes et de la gauche radicale ont appelé, ces dernières semaines, à manifester leur colère « autrement que par les mots » et il n’est pas difficile de les reconnaître, ces manifestants masqués et gantés de noir, parfois revêtus de gilets jaunes, qui dès le milieu de la matinée ont remonté en courant l’avenue des Champs-Elysées, vers la place de l’Etoile et chargé directement les forces de l’ordre sur place.
Le piège, ce sont ces voitures en flamme et ces premières boutiques vandalisées qui aimantent les télévisions et les manifestants. Les pavés volent, les pilleurs pillent et la majorité des « gilets jaunes » regardent faire, sans s’opposer aux black blocs venus pour casser. « Je suis contre la violence, mais la violence d’Etat me donne la rage », raconte une manifestante. « Et puis, il n’y a que comme cela que les médias et Macron nous entendent », croit un autre.
Un manifestant sur les Champs-Elysées. / ALAIN JOCARD / AFP
Les plus pacifiques des « gilets jaunes » se sont rendus à la marche pour le climat, qui a rejoint la place de la République en fin d’après-midi. Les autres, décidés à faire nombre et à renouer avec l’esprit insurrectionnel des premières semaines de mobilisation, restent sur les Champs, équipés pour faire face aux nombreuses bombes lacrymogènes qui n’ont pas manqué de tomber sur eux.
Un bilan en début de soirée faisait état de 237 interpellations, 42 blessés parmi les manifestants, 17 chez les forces de l’ordre et un chez les pompiers. Une nouvelle flambée de violences qui a contraint Emmanuel Macron à écourter son séjour dans la station de ski de La Mongie (Hautes-Pyrénées) pour rejoindre la cellule de crise mise en place par le ministère de l’intérieur samedi soir, aux alentours de 22 h 30.
C’est une curieuse atmosphère qui s’est installée d’emblée sur l’avenue parisienne si emblématique. En tête de cortège, les plus radicaux ont lancé les hostilités. Après les manifestations plus calmes de ces dernières semaines, beaucoup des magasins qui s’étaient barricadés chaque samedi après les émeutes du 1er décembre ont baissé la garde et renoncé à protéger leurs vitrines. Du coup, des manifestants commencent à brûler les kiosques à journaux et incendient une banque. Au milieu de l’avenue, le Fouquet’s est pris d’assaut, comme un symbole de la bourgeoisie. Les tables dressées, avec leurs nappes blanches et leurs assiettes de porcelaine, sont noyées sous la fumée.
Le restaurant "Le Fouquet's", saccagé et mis à feu, samedi 16 mars. / ZAKARIA ABDELKAFI / AFP
A l’arrière, les autres manifestants se chauffent au soleil, prennent des selfies devant les vitres brisées, se servent éventuellement dans les boutiques éventrées. Les premières semaines du mouvement, il y avait toujours des manifestants pour protester contre les pilleurs. Cette fois, rien. « Ca fait 18 semaines qu’ils nous écoutent pas !, explique John, un animateur de 28 ans qui a fait la route depuis Nancy. Les Blackblock avant ils faisaient peur à tout le monde, maintenant on trouve que c’est un plus. C’est eux qui font avancer les choses, nous on est trop pacifistes ».
« Le Fouquet’s, ce symbole de l’oligarchie »
Ils sont nombreux à dire la même chose. « On a pris conscience qu’il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu... Et encore même quand on casse tout on nous entend pas », assure Johnny, 37 ans, directeur de centre de loisirs dans les Ardennes : « Il faut que Macron se rende compte que maintenant, il est cuit ». Isabelle 60 ans, venue de l’Essonne, se tient un peu en retrait, mais elle avoue : « Si j’étais plus jeune, j’irais à l’affrontement. C’est la violence d’Etat la première violence, celle qui donne la rage ».
Les vitrines de nombreux magasins ont volé en éclat : Boss, Etam, Al Jazeera Parfums, Nike, Swarosky, Bulgari, Longchamp, SFR, la boutique du PSG, mais personne ne bronche. « Jusqu’ici dans les manifestations, je m’interposais pour éviter la casse. Mais là maintenant je me dis ‘tant pis’, confie Jennifer, 39 ans, carriste venue de Rouen et mère de deux enfants. Quand j’ai vu casser le Fouquet’s, ce symbole de l’oligarchie, je dis pas que j’étais satisfaite mais je ne suis plus contre ».
La boutique Hugo Boss des Champs-Elysées, avant d’être vandalisée, samedi 16 mars. / Henri Seckel pour "Le Monde"
La boutique Hugo Boss une fois vandalisée. / Henri Seckel pour "Le Monde"
Anna, 33 ans, une factrice venue de Toulouse est plus directe encore: « C’est génial que ça casse, parce que la bourgeoisie est tellement à l’abri dans sa bulle, qu’il faut qu’elle ait peur physiquement, pour sa sécurité, pour qu’ils lâchent. Après j’aurais été contente qu’on ait pas besoin de ça pour obtenir le Ric [Référendum d’initiative citoyenne] et le reste mais ça ne marche pas ».
A l’avant, le chaos. « 1 500 casseurs », a dénoncé le ministre de l’intérieur Christophe Castaner en milieu de journée. Les gardes mobiles chargent, les manifestants attaquent les cars de police, les pompiers galopent éteindre les feux : « boums! » font les grenades assourdissantes, pendant que la fumée âcre des gaz lacrymogènes piquent les yeux.
Une barricade en flammes sur les Champs-Elysées, samedi 16 mars. / JULIEN MUGUET POUR LE MONDE
A l’arrière, au milieu des bris de verre et à trois pas des barricades en feu, des gilets jaunes qui pique-nique et chantent « Macron, on vient te chercher chez toi ». On se prend en selfie devant le Fouquet’s, vandalisé une première fois et rebrûlé dans l’après-midi pour faire bonne mesure. « Cette fois on ne pourra pas dire que le mouvement s’essouffle », se félicite Martine, 60 ans, cadre de santé à l’hôpital venue de Toulon. « A un moment donné il faut s’exprimer un peu plus fort, ça fait quatre mois qu’on a commencé et on est au même point », ajoute Robert, son mari.
« Disparition des services publics »
Sur la place de l’Etoile, l’arc de triomphe disparaît sous la fumée des lacrymogènes, mais cette fois, les gardes-mobiles repoussent tous les assauts. Sont-ils vraiment si nombreux, ces manifestants sans banderoles ni slogans ? Quelques milliers, sans doute, mais la foule est clairsemée et la police s’est arrangée pour bloquer les manifestants sur moins d’un kilomètres, à peine la moitié des Champs Elysées.
« Quand les Champs sont pleins pour voir l’équipe de France après la Coupe du Monde, on dit qu’il y a un million de personnes. Aujourd’hui, les Champs sont à moitié pleins, et on nous dit qu’il y en a 8 000. Je ne comprends pas », remarquent trois gilets jaunes venus de Saint-Gaultier, dans l’Indre, à 30 kilomètres de Châteauroux. C’est pourtant vrai, la manifestation est bien moins importante que celle qui se déroule de l’autre côté de Paris pour le climat.
Ceux qui sont là, cependant, sont des « habitués » si l’on peut dire. « Ça fait quatre mois qu’on manifeste », assurent les « gilets jaunes« de l’Indre. Jusque là, ils s’étaient mobilisés à Châteauroux, Chatelleraut, Bourges ou Issoudun. « Notre territoire est très touché par la désertification et la disparition des services publics. La maternité du Blanc a fermé, le train de Paris ne s’arrête plus à Argenton-sur-Creuse, explique la femme du groupe. Pour voir un ophtalmo à Châteauroux, il faut attendre un an, du coup on va à Limoges ». Cette fois, ils sont venus à Paris : « Il fallait marquer le coup et cette fois, il est bien marqué. »
Devant l’incendie du numéro 77 des Champs-Elysées. / JJULIEN MUGUET POUR LE MONDE
Une banque est incendiée et le feu gagne les appartements juste au dessus, obligeant les pompiers à évacuer en urgence une femme et son bébé. Après la boutique de prêt-à-porter pour hommes Célio, celle de cosmétiques Yves Rocher, la chaîne de macarons Ladurée, la boutique de prêt-à-porter féminin Tara Jarmon et l’espace de vente d’électronique Samsung, c’est au tour du magasin de vêtement Zara, du magasin de chaussures Weston d’être pillés. Pour les manifestants, c’est comme si ces destructions étaient devenues un mal nécessaire. De fait, les chaînes d’information continue diffusent toute la journée les images d’incendies et de casse.
« La pauvreté intellectuelle de ceux qui font ça », soufflent les commerçants voisins d’une banque calcinée, consternés. En fin d’après-midi, la police parvient enfin à évacuer les champs Elysées. Place de l’Etoile, de nombreux pavés ont été décelés, et il y a comme d’énormes nids de poule, autour de l’arc de triomphe. « Ils ont pris cher quand même », constatent les derniers manifestants, en s’offrant une photo-souvenir devant un car de police, le pare-brise souillé et le gyrophare dessoudé. Aucun de ceux croisés lors de cette drôle de journée n’a l’intention de s’arrêter.
Envoi de grenades lacrymogènes pour disperser les derniers manifestants de la place de l’Étoile, lors de l’acte XVIII des « gilets jaunes », samedi 16 mars en fin de journée. / Henri Seckel/Le Monde