Lors d’une manifestation d’enseignants et d’étudiants à Alger, le 13 mars 2019. / Zohra Bensemra / REUTERS

Depuis le vendredi 22 février, le caractère pacifique des rassemblements contre le président Abdelaziz Bouteflika en Algérie est largement applaudi. Un peu moins l’humour dont font pourtant preuve les manifestants. Abondamment relayés sur les réseaux sociaux, les slogans et chants témoignent d’une dérision très ancrée dans l’histoire du pays mais aussi très ouverte sur l’étranger.

Si le dernier vendredi de protestation a été très prolixe en matière de slogans, le 4 mars déjà, soit moins de deux semaines après le début du mouvement, El Manchar titrait un audacieux « Bouteflika s’engage à mourir en cas de victoire ». C’était au lendemain du dépôt de candidature du président Bouteflika et de sa lettre au peuple algérien annonçant son intention de ne pas aller au bout de son mandat s’il était élu… Si ce site qui se positionne comme un équivalent du Gorafi, fait de l’humour son fond de commerce, ce même esprit est désormais descendu dans la rue.

Chaque vendredi, le florilège est un peu plus nourri. Le 8 mars, par exemple, le slogan « Black Friday : 100 % de remise immédiate. Le peuple solde : 1 cadre + des ministres incapables (sans garantie) » a fait mouche, en écho à un autre écriteau « Nous ne voulons ni du cadre ni des clous qui le fixent » ; référence aux cérémonies organisées autour du portrait du président pour compenser son absence physique depuis son AVC de 2013. L’humour moque ce président absent et omniprésent, tandis que la référence aux clous tourne en ridicule ses laudateurs, rebaptisé « Abdel-Cadre Bouteflika » par les internautes.

Le clan qui entoure le président cristallise aussi largement les blagues. A une pancarte arborant un « ce camembert pue moins que votre système », répond sur d’autres panneaux repris sur Twitter, le détournement du titre d’un célèbre film américain : « Catchir me if you can » ; en allusion à ce saucisson algérien présenté comme le symbole de la corruption du régime. Dans les manifestations de soutien de la diaspora, à Paris, ce même humour était à l’œuvre début mars, parodiant une célèbre marque de cigarette d’un laconique « Vous êtes mal barrés. Votre système nuit gravement à la santé ».

« En Algérie, l’humour a toujours été utilisé pour taquiner le pouvoir, en particulier dans les moments difficiles. Il a pris différentes formes au cours des dernières décennies et s’est adapté au contexte », explique l’historienne Elizabeth Perego, qui publie prochainement un ouvrage sur le sujet. Pour elle, « l’humour est un sport national », une forme de résistance, tant face aux gouvernants qu’au quotidien. Durant la colonisation et la guerre d’indépendance, l’autodérision était utilisée pour éviter la censure. Rire de soi était un moyen détourné de critiquer le colon et avec le temps, l’humour, s’est débarrassé de sa pudeur, devenant plus direct, plus frontal.

« Le président Chadli Bendjedid [1979-1992] a été la cible par excellence des blagues populaires, observe l’historienne. Il était en permanence moqué et comparé à son prédécesseur, Boumédiène. » Lors des grandes manifestations d’octobre 1988, pour moquer son incompétence supposée, les manifestants scandaient : « Djazaïr bilâduna, Chadli himâruna » (« Algérie notre pays, Chadli notre âne »). Et suite à cela, une certaine ouverture démocratique a permis « aux caricaturistes d’utiliser leur stylo pour ridiculiser les présidents et les caciques du régime », estime Mme Perego.

Canular téléphonique

Depuis le 22 février, en tout cas, les contestataires ont encore franchi un cap dans le maniement de ce que Bachir Dahak (auteur des Algériens : le Rire et la Politique de 1962 à nos jours), estime lui aussi être « une partie du patrimoine culturel algérien ».

Et quand l’afficher en slogans ne suffit plus, l’humour devient action, comme en témoigne cet épisode où un internaute a appelé le standard de l’hôpital genevois où le chef de l’Etat est resté du 24 février au 10 mars. « Mon livreur est coincé au huitième étage. Là-haut, ils ont commandé une cinquième pizza. Mais ils doivent payer les quatre autres, sinon il n’y aura pas de cinquième pizza ! », a-t-il plaisanté pour rappeler le mécontentement du peuple algérien s’estimant spolié par le régime.

Et comme si les Algériens se savaient sous l’œil de la communauté internationale, l’humour s’ouvre aussi à des références plus larges, « des codes venant de l’étranger qu’ils mélangent aux leurs, créant ainsi un humour lisible et compréhensible de tous », pointe Elizabeth Perego. Le « Il n’y a que Chanel pour faire le numéro 5 », en est un bel exemple et ce slogan continue sa vie sur les réseaux sociaux, après avoir vécu quelques heures sur une pancarte, le 8 mars…

Une arme pacifique

Et s’ils servent d’inspiration, les étrangers ne sont pas non plus épargnées et ceux qui seraient tentés de se mêler, sont gentiment invités à garder leurs distances. « Chers Etats-Unis, il n’y a plus de pétrole ici, donc tenez-vous à distance à moins que vous ne recherchiez de l’huile d’olive » ou « Chers Etat-Unis et Union européenne, merci de vous faire du souci, mais c’est une histoire de famille donc restez en dehors de ça, ce ne sont pas vos affaires », prévenaient quelques slogans récemment. A bons entendeurs, donc…

Notre sélection d’articles pour comprendre la contestation en Algérie

Depuis le 22 février, le mouvement de protestation le plus important des deux dernières décennies en Algérie a poussé des dizaines de milliers de personnes dans les rues pour exprimer leur opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, avant l’élection présidentielle prévue le 18 avril.

Retrouvez ci-dessous les contenus de référence publiés par Le Monde pour comprendre la crise qui traverse le pays :

Suivez toute l’actualité de l’Algérie dans notre rubrique spéciale ainsi qu’avec l’édition WhatsApp du « Monde Afrique ».