« Les Bracelets rouges » (TF1), adaptation d’une série espagnole par Marie Roussin. / PHILIPPE LE ROUX / TF1

« D’abord, nous avons construit un monde. Puis nous l’avons rempli avec un ensemble de personnages brisés mais fascinants (…). Ensuite, nous avons créé un ensemble de circonstances excitantes pour forcer ces personnages à faire équipe et résoudre des problèmes de façon intéressante. (…) Et après, nous avons tout improvisé. » Voilà comment Javier Grillo-Marxuach, l’un des scénaristes et producteurs de la tentaculaire série américaine Lost, parle de son travail au fil d’un essai, cité par Florent Favard dans Ecrire une série TV (Presses universitaires François-Rabelais, 286 pages, 26 euros).

Mais comment écrit-on une série en France ? Fabriquer dix épisodes d’une saison correspond à fabriquer plus de six films de quatre-vingt-dix minutes. En termes de travail, de fonctionnement et de financement, c’est un marathon, un enjeu titanesque.

Nous avons interrogé une dizaine de créateurs et de créatrices de séries, ou de directeurs et directrices d’écriture (qui chapeautent une série déjà lancée), afin de connaître le mode d’organisation qu’ils ont mis en place pour mener ce défi à bien.

Ecriture collective

Si Virginie Brac, venue du roman, a signé seule, en 2008, les huit épisodes de la saison 2 d’Engrenages, son cas fait exception ; et elle n’aurait pu tenir le rythme d’une saison par an sans s’adjoindre d’autres scénaristes.

« Il faut dire que, quand j’ai commencé à écrire pour la télévision, à la fin des années 1990, il y avait peu de scénaristes de séries, et, surtout, uniquement des hommes, explique-t-elle. J’ai écrit pour de vieux barbons, des auteurs qui voyaient l’écriture dite “collective” comme un moyen de m’exploiter. Je faisais tout le boulot pour trois francs six sous, et c’est eux qui signaient et empochaient l’argent. Au vu de ces expériences, je m’étais dit que j’avais tout intérêt à écrire seule. Mais aujourd’hui, je travaille ponctuellement avec de jeunes scénaristes, et je rêverais de pouvoir écrire en duo. »

Les autres auteurs interrogés, plus jeunes, et pour partie formés à l’écriture collective pour la série Un village français, créée par Frédéric Krivine, expliquent avoir toujours su que leur souhait de travailler sur des séries impliquerait une écriture à plusieurs.

« On entendait souvent dire, il y a cinq ou dix ans, que les scénaristes français étaient rétifs à l’idée de travailler à plusieurs sur un même projet, indique Benjamin Dupas, qui a, entre autres, codirigé la dernière saison de Dix pour cent et collaboré avec Cathy Verney sur Subutex, une adaptation du roman de Virginie Despentes bientôt diffusée sur Canal+. Mais une page s’est définitivement tournée. Tout a changé, l’industrie, la pratique, les délais. Ce n’est plus du tout le même contexte aujourd’hui, notamment depuis l’arrivée de plates-formes comme Netflix. »

Romain Duris dans la série « Vernon Subutex » (Canal+), adaptation du roman de Virginie Despentes par Cathy Verney. / XAVIER LAHACHE

Avant de bien s’écrire, une bonne histoire se raconte bien, assure Marine Francou, qui dirige l’écriture d’Engrenages depuis la saison 7. Pour structurer les arches d’une saison, son histoire principale accompagnée de sous-intrigues, rien ne remplace un temps d’élaboration orale, où l’imaginaire de chacun se muscle en se confrontant à celui des autres.

« Quand quelqu’un lance une idée, on voit tout de suite si ça prend chez les autres ou pas, si ça rebondit ou non. Ce qui fait que l’on gagne du temps par rapport à la solitude et aux doutes de la page blanche », ajoute-t-elle.

Un savoir-faire à partager

Tous en témoignent, chaque directeur d’écriture imprime sa marque sur l’atelier qu’il constitue avec ses scénaristes, et change même d’organisation d’une série à l’autre.

« Je ne crois pas à un modèle type d’atelier, affirme Patrick Vanetti, le directeur du Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle (CEEA). Ce qui manque à notre industrie, globalement, c’est que soit enregistrée la manière dont toutes les expériences d’atelier ont été et sont montées. C’est un savoir-faire qu’il faudrait pouvoir partager pour faire progresser l’organisation de l’écriture en France. »

Le producteur du Bureau des légendes, Alex Berger, qui a élaboré avec le créateur de cette série, Eric Rochant, un mode d’organisation d’atelier à même de produire dix épisodes par an, vient de rédiger un rapport, non encore public, précisément pour partager cette expérience. Titre, attributions, évolution dans la hiérarchie et rémunération de chacun y sont répertoriés.

« On vous choisit pour votre voix, votre vision, votre imaginaire, et pourtant, dès que vous entrez en atelier, vous devez écrire selon la voix, la vision et l’imaginaire de la personne qui crée la série. Faute de quoi, elle se diluera. » Benjamin Dupas, scénariste (« Dix pour cent »)

Une fois les arches de la saison élaborées par l’auteur Eric Rochant avec son bras droit Camille de Castelnau, quatre à cinq auteurs assurent l’écriture des épisodes dialogués, secondés par des scénaristes collaborateurs juniors, qui se concentrent sur la documentation et la coopération sur des scènes précises. S’y ajoutent des « auditeurs », en stage pour suivre les débats sans y participer, et qui, éventuellement, après des tests, peuvent à leur tour devenir scénaristes collaborateurs pour la série. L’ensemble de la production de la série étant regroupé sur un même site, afin que tous les corps de métier puissent échanger entre eux avec rapidité et efficacité.

Mathieu Kassovitz dans « Le Bureau des légendes » (Canal+), d’Eric Rochant. / STÉPHANIE BRANCHU

Souvent mis en avant, l’atelier à l’américaine, ou writers’ room, veut que des scénaristes se réunissent chaque jour (de 9 heures à 18 heures), balancent toutes leurs idées et intuitions sur un épisode donné, avant que l’un d’eux, responsable de l’écriture de cet épisode, s’isole quelques jours dans une salle toute proche pour en dessiner la structure – les autres continuant de « brainstormer » sur la suite –, et que cet auteur revienne ensuite travailler en atelier pour l’élaboration d’un autre épisode.

Mais ce n’est pas ce qu’a vécu Marie Roussin, qui a notamment travaillé pour l’Américain Tom Fontana sur la série Borgia : en l’occurrence, chaque auteur avait des rencontres en privé avec le showrunner (auteur-producteur), sans que l’équipe se rencontre. L’atelier à l’américaine est en revanche le mode d’organisation qui permet aux feuilletons quotidiens de livrer au public un épisode chaque soir.

« Pour que l’atelier fonctionne bien, il faut que les scénaristes appelés à vous seconder se sentent en accord avec le projet et sachent entendre ce dont vous, vous voulez parler, nous indiquait, au terme de la saison 2, Fanny Herrero, qui a créé Dix pour cent. Ce que j’attends avant tout, c’est leur sève, leur force de proposition, leurs impulsions, l’échange. Parce que, même si je réécris tout au final, je me nourris de leurs idées et propositions. Ce qui n’a absolument rien à voir avec le fait d’écrire seule ex nihilo. »

« Un atelier, ce n’est pas une démocratie »

Benjamin Dupas, de Dix pour cent, relève à ce sujet un nécessaire paradoxe : « On vous choisit en tant que scénariste pour votre voix, votre vision, votre imaginaire, et pourtant, dès que vous entrez en atelier, vous devez écrire selon la voix, la vision et l’imaginaire de quelqu’un d’autre… Et c’est indispensable, pour épouser la vision du monde, la manière de penser l’humain, la sensibilité de la personne qui crée la série. Faute de quoi, elle se diluera. » Comme le résume Camille de Castelnau, du Bureau des légendes, « les règles du jeu sont très claires dès le départ : un atelier, ce n’est pas une démocratie ».

Même lorsque la personne qui dirige l’écriture de l’ensemble de la série a coécrit les épisodes avec chacun des scénaristes de l’atelier, il lui faut ensuite tout relire, reprendre, lisser, harmoniser, voire réécrire, et là, il faut diriger seul, décider seul, réécrire seul, ce qui s’avère particulièrement pesant.

« J’adorerais mettre en place un système où j’aie un numéro deux hyperfort, hyperimpliqué, hyperprésent, qui comprenne vraiment comment je souhaite que la série fonctionne pour m’accompagner dans cette tâche, sachant que je réécris beaucoup », commente Marie Roussin, qui vient d’adapter la série espagnole Les Bracelets rouges pour TF1.

Certains, au fil de leurs rencontres, travaillent le plus souvent en duo, tels Marc Herpoux et Hervé Hadmar (également réalisateur), qui ont signé ensemble la plupart de leurs projets (Les Oubliées, Pigalle, la nuit, Les Témoins…) ; d’autres font appel à un coordinateur d’écriture qui, sans être un auteur, peut relire les textes des épisodes d’un œil avisé et jouer le rôle d’interlocuteur-contradicteur du directeur d’écriture sur les textes.

« C’est un profil très recherché en ce moment, souligne le directeur du CEEA. C’est un rôle singulier, où il faut savoir organiser, aimer les relations humaines, pouvoir approcher un texte, coordonner les auteurs, faire un suivi de chaque étape de l’écriture : un super-assistant littéraire qui pourrait être aussi la mémoire de la série, l’ayant suivie depuis le départ. Il serait bon de formaliser ces compétences pour les transmettre et en faire un nouveau métier. »

« Stade artisanal »

Manque souvent aussi, en France, ce que l’on nomme aux Etats-Unis les assistant writers, constate Marie Roussin, qui a travaillé sur plusieurs projets anglo-saxons. Des scénaristes, de préférence, qui prennent en note tout ce qui se dit en atelier, le restructurent et l’envoient le soir même à tous les participants afin que tout le monde reparte sur les mêmes bases, lors des séances suivantes de « remue-méninges » en commun.

« Certes, nous sommes plus libres qu’auparavant concernant les thématiques des séries, mais nos chaînes ne veulent absolument pas s’engager sur plusieurs saisons. » Marc Herpoux, scénariste

Actuellement, les Etats-Unis produisent une nouvelle saison chaque jour (parfois de vingt-deux épisodes). « Comparé à cela, nous en sommes au stade artisanal, remarque Marc Herpoux. Nous avons même régressé, sur le plan industriel. Je ne pense pas qu’Un village français pourrait voir le jour, aujourd’hui [la série était conçue pour traiter toutes les années d’Occupation, en plusieurs saisons]. Certes, nous sommes plus libres qu’auparavant concernant les thématiques, mais nos chaînes ne veulent absolument pas s’engager sur plusieurs saisons. Tout juste acceptent-elles six épisodes, “pour voir” ! »

Comment donner le jour à une série, et même à une industrie sérielle, dans ces conditions ? En se tournant vers les plates-formes, telles Netflix ou Amazon.

« Un village français » (France 3), série créée par Frédéric Krivine, Philippe Triboit et Emmanuel Daucé. / TETRAMEDIA / FTV

Plusieurs des scénaristes que nous avons contactés sont engagés dans un projet avec l’une ou l’autre de ces plates-formes. Dont Marie Roussin, qui est à l’origine d’un projet, écrit il y a sept ans, qu’elle destinait alors au service public et qu’elle a récemment présenté à Amazon.

La réponse ? « “Prouve-nous, m’ont-ils dit, que tu es capable d’utiliser la liberté de ton et de contenu que nous te proposons, que tu n’es pas trop formatée, que tu peux faire autre chose qu’une série sage. Tout ce que je devais rogner auparavant, on me demandait de le faire exploser. C’est l’exemple parfait de la liberté offerte à l’auteur ! »

Amazon en a lancé le développement, commandant la bible, les arches et les deux premiers épisodes dialogués, plus un budget prévisionnel, avant de décider ou non d’accorder son feu vert définitif. Et, contrairement à ce qui se passe encore trop souvent en France, ajoute Marie Roussin, il est acquis pour Amazon qu’elle choisira le réalisateur avec la production, qu’il travaillera avec elle en amont sur le sens des épisodes, et qu’à la moindre question sur le scénario on l’appellera, pour ne rien dénaturer de son propos.

Si le projet est accepté, il sera tourné en France, en français, avec des comédiens et des producteurs français, et elle aura le titre de producteur exécutif. A ce compte, interroge-t-elle, « pourquoi ne pas écrire pour une plate-forme qui sait et prouve que, dans une série, le cœur battant du projet, c’est l’écriture, et donc l’auteur ? ».

Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le festival Séries mania, du 22 au 30 mars à Lille. Seriesmania.com