La rue algérienne craint que la transition lui échappe
La rue algérienne craint que la transition lui échappe
Par Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
L’opposition estime que l’empêchement d’Abdelaziz Bouteflika, « suggéré » par l’armée, ne peut pas être la seule réponse à la crise politique.
Manifestation à Alger, mardi 26 mars. / RAMZI BOUDINA / REUTERS
« Est-ce que c’est un coup d’Etat ? » Au téléphone, la voix est inquiète. Youcef tente de rassurer l’ami qui l’appelle mais lui-même n’est pas sûr de comprendre ce qu’il s’est passé. Le trentenaire a d’abord reçu un coup de fil de sa mère, qui lui a dit d’allumer la télévision.
Mardi 26 mars, en début d’après-midi, le chef d’état-major algérien, Ahmed Gaïd Salah, a appelé lors d’un discours à l’application de l’article 102 de la Constitution, qui permet de déclarer le président de la République inapte à exercer ses fonctions. « Ma mère est moins préoccupée désormais, raconte Youcef. Elle considère que c’est dans la logique des choses que l’armée reprenne le contrôle. »
Le jeune homme, qui manifeste depuis le 22 février contre le maintien au pouvoir du président et pour un changement de régime politique, est beaucoup moins enthousiaste : « La machine de l’Etat a très bien fonctionné, ce sont encore eux qui choisissent. Jusqu’à quand va-t-on se laisser guider par leurs propositions ? En face, nous, le peuple, n’avons aucune proposition à leur opposer ! »
Dans la soirée, contrairement au jour où Abdelaziz Bouteflika avait annoncé qu’il renonçait à un cinquième mandat, il n’y a eu aucun rassemblement dans le centre de la capitale. Les rues sont restées très calmes, à l’exception du flot de passants habituel. « L’article 102 de la Constitution ne fait pas sortir Nacer et Saïd [Bouteflika, les frères du président] du jeu », souligne Kamel, 35 ans. Son application permettrait à Abdelkader Bensalah, le président du Conseil de la nation, de prendre les rênes du pays pendant quatre mois et demi.
« Jusqu’à ce qu’ils partent tous »
« Ni Gaïd Salah ni Bensalah ne sont des gens de confiance ! Ils ont fait partie de ce régime pendant vingt ans. Je ne fais confiance à aucune décision venant d’eux », s’emporte un jeune homme en blouson marron, qui déclare vouloir continuer à manifester chaque vendredi « jusqu’à ce qu’ils partent tous ». « Ce n’est pas normal que ce soit un militaire qui nous annonce cela, ce n’est pas son rôle », estime pour sa part Kahina.
A 19 heures, la télévision officielle francophone (ENTV) ouvre son journal sur l’appel d’Ahmed Gaïd Salah. Le nouveau directeur général de la télévision, Lotfi Cheriet, avait été installé dans ses fonctions dans la matinée par le ministre de la communication, Djamel Kaouane. Son prédécesseur, Toufik Khelladi, avait été limogé lundi, alors que plusieurs rassemblements de journalistes avaient eu lieu les semaines précédentes pour dénoncer la censure dans la couverture du mouvement de protestation.
L’opposition a rapidement réagi aux déclarations du chef d’état-major. L’ancien chef de gouvernement, et candidat malheureux à l’élection présidentielle de 2004 et 2014, Ali Benflis, a souligné dans un communiqué que déclarer l’état d’empêchement ne pouvait pas être la seule réponse à la crise : « L’application de l’article 102 devra impérativement être adaptée de manière à ce que soient respectées les conditions de transparence, de régularité et d’intégrité que le peuple réclame afin de pouvoir exprimer son choix librement, et sans contrainte et sans tutelle. »
Le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) estime, lui, qu’il « ne s’agit plus pour eux de sauver le soldat Bouteflika, mais d’organiser le sauvetage du “régiment” ». « C’est le système qui veut se succéder à lui-même », analyse le président de la Ligue de défense des droits de l’homme, Noureddine Benissad, dans un communiqué appelant à la « vigilance » et à la mobilisation « pour que le peuple ne soit pas spolié dans son droit de déterminer son avenir ».
« Il y a des lois »
Assis en cercle sur des chaises en métal, des étudiants se sont réunis dans les locaux du Mouvement démocratique et social (MDS), un parti de gauche, au centre d’Alger. « Appliquer la Constitution, c’est un acquis. Mais il aurait fallu faire ça avant. Le président n’aurait même pas dû faire un quatrième mandat », soupire un garçon. Le débat est vif : certains estiment que c’est une manipulation du pouvoir, d’autres veulent saluer l’impact positif de la mobilisation populaire pacifique.
Le vent souffle sur le boulevard Krim-Belkacem, où défilent les manifestants du vendredi. Ahmed rentre chez lui, soucieux : « Nous demandons que toute cette mafia s’en aille. Ils disent sur les plateaux de télévision qu’il est impossible de faire partir tous les responsables. Au contraire, je pense qu’il y a des gens, des lois, une Constitution qui peuvent garantir la transmission du pouvoir. Mais eux, ils nous répondent avec Ahmed Gaïd Salah. On n’est pas dans une République, on est dans un pays de militaires. »