La recette très secrète de Tinder
La recette très secrète de Tinder
Par Michaël Szadkowski
Les mécanismes cachés de l’appli de rencontres aux 50 millions d’utilisateurs sont dévoilés par la journaliste Judith Duportail dans un livre.
Dans le cercle fermé des services de rencontres en ligne, peu d’applications ont connu un succès international comparable à celui de Tinder. Sortie en 2012 aux Etats-Unis, et en 2013 en France, Tinder compte désormais un nombre d’utilisateurs estimé à 50 millions dans le monde entier. Surtout, 4,1 millions d’entre eux sont des utilisateurs payants, qui confèrent à Tinder le statut de poule aux œufs d’or pour sa maison mère (l’entreprise américaine Match Group).
Les revenus générés par Tinder ont ainsi été estimés à 810 millions de dollars pour 2018, ce qui en fait l’une des applications les plus rentables de l’App Store, nous apprend la journaliste Judith Duportail, dont le livre L’Amour sous algorithme – une enquête consacrée à cette application – est sorti le 21 mars aux Editions Goutte d’or.
Apparente simplicité, addiction rapide
Le succès de Tinder s’est construit sur une interface ludique pour smartphone, qui contraste avec d’autres services de rencontre fondés sur des questionnaires poussés, ou sur des profils à remplir de manière précise. Un compte Tinder s’ouvre en quelques minutes, souvent à partir d’un profil Facebook, et en remplissant des critères apparemment simples (photos, âge, intérêts, ville). Une fois ce compte ouvert, quelques critères de recherche (âge, sexe, degré de proximité géographique) suffisent à se lancer dans la grande roulette des autres profils disponibles.
« Le Monde »
Lorsqu’ils défilent, un coup de pouce (swipe) sur la droite ou la gauche détermine si on « aime », ou non, la personne présentée dans son appli. Si deux personnes font un swipe right (coup de pouce à droite) sur leurs profils respectifs, c’est le « match », et la conversation peut s’engager.
Ce principe, d’une simplicité radicale en apparence, joue pour beaucoup dans l’adoption rapide de l’application, et une addiction souvent immédiate chez de nombreuses personnes en quête de « match ». C’est l’un des aspects longuement décrits dans son livre par la journaliste Judith Duportail, qui installe Tinder « après une rupture amoureuse », alors qu’elle travaille à la rédaction Web du Figaro. Elle se retrouve rapidement « incapable d’arrêter » : « Me connecter fait partie de mon système de fonctionnement quotidien, comme me brosser les dents ou boire un café le matin. »
Données très personnelles
Mais cette simplicité est aussi trompeuse. Comme de nombreuses applications sociales, les informations présentées à l’utilisateur (dans le cas présent : un profil d’un autre utilisateur proposé pour un « match ») sont personnalisées. En fonction des critères de recherche évoqués plus haut, mais aussi, en fonction d’un algorithme basé sur plusieurs types de données censées optimiser les rencontres. C’est ce que Tinder appelle sa « recette secrète », dans ses communications officielles sur le sujet, évoquant une « technologie de pointe » – mais dont le fonctionnement exact et précis reste inconnu du grand public.
Une recette secrète dans laquelle Judith Duportail a voulu fouiller. La journaliste s’était déjà fait connaître en publiant, dans le Guardian, ce qu’elle avait appris en demandant à Tinder une copie de ses données (ce que chaque utilisateur peut faire). Elle avait reçu un document de huit cents pages détaillant des informations très personnelles et des conversations Tinder, parfois très crues, stockées sur les serveurs de l’entreprise.
Cet article avait été repris dans de nombreux médias, pointant une réalité encore méconnue : Tinder est aussi un gigantesque réservoir de données personnelles. En l’occurrence très intimes, car l’application enregistre et analyse la manière dont chaque utilisateur est attiré, ou non, par une autre personne, et comment il se comporte dans une situation de drague et de séduction. « En exploitant mes données pour déterminer qui je vais voir, Tinder décide pour moi qui je peux rencontrer, toucher, aimer, c’est un pouvoir immense sur moi, sur ma vie, sur mon corps », écrit Judith Duportail dans son livre, qui explore, de manière très personnelle, les comportements, les émotions et les sentiments induits par ces mécanismes.
Score de « désirabilité »
L’objet de son enquête commence véritablement lorsqu’elle entend parler d’un « score » attribué à l’utilisateur de Tinder en fonction de son succès (ou non) sur l’appli : l’Elo score. Son existence a été révélée par l’un des fondateurs de Tinder, Sean Rad, dans un article du magazine Fast Company, en 2016. Il impliquerait que les profils Tinder présentés à l’utilisateur diffèrent en fonction de ce score, afin de favoriser les « match » entre utilisateurs disposant d’un score similaire. Un exemple qui montre que Tinder ne présente pas les mêmes profils dans le même ordre à tout le monde, et que de nombreux critères, souvent inconnus des utilisateurs, régissent la manière dont les « match » peuvent être générés.
Ne supportant pas d’être potentiellement « notée » sans savoir sur quels critères, Judith Duportail cherche à en savoir plus et à découvrir son score de « désirabilité » – et échoue, bien qu’elle parvienne, à l’aide d’un hackeur bienveillant, à découvrir un chiffre la concernant, sans pouvoir affirmer qu’il s’agisse de l’Elo score.
Au fil de son enquête, elle finit néanmoins, aiguillée par une chercheuse, à mettre la main sur un brevet accessible librement sur Internet, qui détaille des paramètres possibles du fonctionnement du système de « match ».
Certaines des possibilités de ce brevet sont de nature à donner le vertige aux utilisateurs de Tinder. Plus que l’analyse et le recoupement des données d’un profil (similarité entre les photos – paysages, présence d’un animal… –, compatibilité en fonction des mots contenus dans les biographies, du lieu d’études…), le système présenté comporte également des paramètres issus de conceptions pour le moins stéréotypées de la vie amoureuse moderne.
L’un des exemples du brevet évoque ainsi la possibilité qu’un homme âgé de dix ans de plus et disposant d’un plus gros salaire qu’une femme soit davantage susceptible d’être montré dans Tinder à cette femme, que l’inverse. Car, selon ce brevet, une femme de 30 ans gagnant peu d’argent serait davantage attirée par un homme âgé et riche. Et un homme de 30 ans gagnant peu d’argent n’aurait que peu de chances d’aimer une femme plus âgée rémunérée davantage que lui. Une vision que dénonce fortement dans son livre Judith Duportail, qui rappelle que de nombreuses applications sociales sont conçues par des ingénieurs masculins, en Californie, répercutant des stéréotypes masculins.
Questions en suspens
Il est pour l’heure impossible de savoir dans quelle mesure ce qui apparaît dans ce brevet est techniquement implémenté dans l’application. Les géants du numérique déposent fréquemment des brevets pour protéger les évolutions de leurs interfaces ou de leurs codes, sans forcément les utiliser.
Contactés par Le Monde, les responsables en communication de Tinder nous ont renvoyé au dernier communiqué de l’entreprise, publié le 15 mars comme une réponse anticipée au livre de Judith Duportail. « Tinder vous présente des “matchs”, en se basant sur vos activités récentes, vos préférences et votre localisation », peut-on lire dans ce communiqué. D’autres paramètres présents dans le brevet – tels que les questions d’attraction supposées entre des hommes et des femmes en fonction de leur âge et de leur salaire – ne sont pas, selon Tinder, activés actuellement dans l’application. « Notre algorithme ne sait pas si vous gagnez 10 euros ou 10 millions par an. Et nous n’allons pas vous montrer que les blondes en premier parce que les hommes sont censés préférer les blondes », écrit l’entreprise dans son texte.
Mais l’a-t-il fait à un moment ? Et les « matchs » générés dans l’application ont-ils eu lieu en fonction de ce type de paramètres ? La question reste entière. Et démontre à quel point l’utilisation des données personnelles dans les paramètres des applications grand public reste parfois opaque.
Dans un aveu, le communiqué de Tinder explique ainsi que l’Elo score a bien été utilisé un temps au sein de l’application, même s’il n’est aujourd’hui « plus d’actualité chez Tinder ». « Cette partie de notre algorithme comparait les “swipes” à gauche et à droite, et servait à vous présenter des matchs potentiels susceptibles de vous correspondre, d’après les similarités avec lesquelles les autres interagissent sur les profils. » Soit une confirmation a posteriori de plusieurs questions et intuitions portées par le travail de recherche de Judith Duportail.