Climat : « Nous sommes tous dans le même bateau, mais tous n’ont pas accès aux canots de sauvetage »
Climat : « Nous sommes tous dans le même bateau, mais tous n’ont pas accès aux canots de sauvetage »
Le Monde.fr avec AFP
LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. L’économiste camerounais Thierry Amougou analyse les politiques climatiques à la lumière de l’histoire du capitalisme et de l’exploitation coloniale (2/2).
Sur l’« Aquarius » en Maditerranée, le 26 mai 2017. / CARLO HERMANN/AFP
Tribune. Les premières articulations du capitalisme mercantiliste et industriel lors de la traite transatlantique mettent en évidence le rôle de combustible de certaines populations racisées : Indiens, Noirs et Jaunes. L’analyse voltairienne du « Nègre de Surinam » dans Candide, dont mains et jambes amputées ont servi de carburant et d’incitation à produire en toute docilité, l’illustre parfaitement. « Le Nègre de Surinam » est l’incarnation de la face raciale des inégalités sociales et multiformes qui, de façon séculaire, ont détruit au sein du capitalisme les équilibres nécessaires entre le social, l’environnement et l’économique. Le sang, le meurtre, la pendaison et le travail servile qui, à cette époque, étaient de bons mortiers pour le capitalisme, se révèlent aujourd’hui, à travers la problématique du climat, être le retour du fantôme d’un monde défiguré par le capitalisme, un monde sous l’emprise de la « raison nègre » à laquelle fait allusion le philosophe Achille Mbembe.
Les problèmes actuels liés au climat global sont une conséquence environnementale des rapports, à long terme entre Blancs-Noirs, Blancs-Rouges et Blancs-Jaunes où, non seulement les seconds de ces dyades ont fait l’objet d’exploitation, de mépris et de dominations, mais aussi où leur culture et le rapport spécifique à l’environnement qu’elles projetaient, ont été réprimés et évincées par le rapport instrumental à la nature du capitalisme occidental.
Cette racialisation historique du rapport de production capitaliste au profit des Blancs se vérifie de nos jours par le fait que ceux qui mettent en évidence les urgences des désastres climatiques sont surtout ceux qui, dans le rapport racial du capitalisme, ont été favorisés. Ceux qui en font peu ou point allusion sont ceux dont ce rapport racial historique a été si négatif qu’ils sont toujours empêtrés dans des préoccupations quotidiennes de survie. Qui sont aujourd’hui les « Nègres de Surinam » du rapport de production capitaliste et de la question « climat » qu’il induit ?
De la nationalité du climat global
Pachamama, la Terre-mère, mère nourricière, est le nom que des peuples indigènes latino-américains donnent à la Terre. Puisque la question du climat est une question sans frontière, les politiques de préservation devraient incarner une seule Terre, un seul peuple et une seule nation, de telle façon que la nationalité du climat soit celle de la nation-Terre. De nos jours, les dynamiques économiques, culturelles, politiques et migratoires sont loin de témoigner du fait que le monde est notre Pachamama à tous.
Les migrants affluent en Europe en pensant non seulement que la sécurité sociale, politique et économique y est mieux assurée, mais aussi que ledit continent n’est pas sur la même nation-Terre que leurs pays d’origine. En retour, si l’Europe forteresse se consolide, c’est que de nombreux Européens veulent protéger tant leur culture que leur Etat-providence quand il existe. En conséquence, la protection du climat qui exige la transformation du monde en une seule nation, existe surtout dans les intentions et les discours et moins dans les pratiques politiques réelles. L’examen de ces dernières, notamment dans le domaine migratoire, montre que le climat a plusieurs nationalités.
Alors que les pauvres pensent que les conditions économiques, politiques et sociales au Nord permettent de moins souffrir du réchauffement climatique, les pays du Nord veulent protéger les conditions politiques, sociales et économiques qui leur permettront de mieux supporter le réchauffement climatique que les pauvres de la planète.
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Le discours énonce que nous sommes tous sur le même bateau, mais que tous n’ont pas accès aux canots de sauvetage. La pratique prouve que nous évoluons sur des ponts différents, en première ou seconde classe.
A défaut d’avoir la Terre comme nation, plusieurs modèles climatiques cohabitent. En suivant la pensée de Samuel Huntington, le « climat global » apparaît comme l’affrontement de plusieurs approches climatiques issues de cultures différentes qui s’entrechoquent. Le « Our way of life is not negotiable ! » de Bush père au Sommet de la Terre à Rio en 1992 et le « There is no alternative ! », de Margaret Thatcher en 1980, font partie de ce modèle de civilisations qui inféode l’enjeu climatique à la préservation de son identité civilisationnelle, ici le capitalisme. La nation et son style de vie sont figés malgré le réchauffement climatique : le raisonnement en termes de coûts et bénéfices identitaires d’une politique climatique prédomine.
Ensuite vient ce qu’on peut appeler, suivant Edouard Glissant, le modèle du « métissage » ou de la « créolisation » climatique. Ici point de choc entre différentes approches culturelles du climat et du rapport à la nature, mais leur métissage capable de mener vers la Pachamama comme nation du climat global.
Enfin, avec Achille Mbembe, on peut souligner le « devenir nègre du monde » comme paradigme climatique sans issu où le capitalisme fait de tous les hommes des Nègres du réchauffement climatique, des « Noirs de Surinam » du climat, ceux qui vont circuler dans la cale du bateau des politiques climatiques néolibérales.
Un récit occidentalo-centré
Le « climat global » porte plusieurs rationalités en tension. Sous les traits d’un héroïsme de la raison et d’un hégémonisme techno-scientifique, il ignore et phagocyte les conceptions climatiques préscientifiques des cultures extra-occidentales, au lieu de s’ouvrir à elles. Les peuples premiers dont les styles de vie ont préservé les deux poumons de la planète à savoir la forêt amazonienne et la forêt du golfe de Guinée, ont des connaissances autochtones qui ne figurent jamais dans les rapports technoscientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Les modèles mathématiques et physiques du Nord ne sont-ils pas des effaceurs du passé non quantifiable des peuples indigènes ? Comment fait-on la part des choses entre les émissions d’opulence du Nord et les émissions de survie des Suds ?
Si chaque région du monde devrait avoir son modèle climatique compatible avec sa culture et ses problèmes, alors les Etats-Unis actuels auraient le climato-scepticisme comme raison climatique. Cela fonde une forme de démocratie d’opinion sur le réchauffement climatique en opposant rationalité scientifique et rationalité démocratique : on peut, au nom de la démocratie d’opinion, affirmer fausses ou imaginaires des évidences scientifiques. L’Occident se retrouve donc en son sein confronté à deux rationalités. Une qui démontre que le réchauffement climatique existe et l’autre qui la conteste et saborde les accords sur le climat.
Cela n’est-il pas la conséquence du fait que ce que nous appelons sciences n’est pas exempt de valeurs ? Les chimistes, les physiciens, les mathématiciens et les statisticiens du GIEC ont bien des valeurs qui s’immiscent dans la conception des paramètres de leurs modèles. Ces modèles sont très souvent de nature globale et montés par des Occidentaux (21 sur 27 modèles du GIEC sont d’auteurs américains) dont la culture ne peut s’arrêter aux portes des équations !
Chaque dimanche, le rendez-vous des idées du « Monde Afrique »
Le Monde Afrique vous propose un nouveau rendez-vous, tous les dimanches, consacré au débat d’idées sur le continent et dans ses diasporas. Un regard singulier qui prendra la forme d’un entretien, d’un portrait, d’une tribune ou d’une analyse : c’est « le rendez-vous des idées ».
L’objectivité est un instrument de pouvoir depuis que la modernité existe et c’est l’Occident qui détermine et régule les instances d’objectivation du « climat global » et des politiques connexes. Le « climat global » comme récit reste largement occidentalo-centré. Et taiseux sur le fait que ce qu’on désigne aujourd’hui par ce terme contient, tout en les légitimant, les classifications coloniales et évolutionnistes entre société traditionnelle et société moderne, communauté et société, nature et culture, ethnologie et sociologie puis histoire de l’Occident – point de vue universel parce que scientifique – et points de vue extra-occidentaux, perçus comme « situés », donc non scientifiques.
Thierry Amougou est un macroéconomiste hétérodoxe du développement à l’Université catholique de Louvain (UCL), en Belgique, et directeur du Centre de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (CriDis).