Comment « Matrix » a fait passer la pilule du complotisme
Comment « Matrix » a fait passer la pilule du complotisme
Par William Audureau, Damien Leloup
Vingt ans après leur sortie, les aventures cyberpunk de Neo irriguent toujours les sphères conspirationnistes sur le Web, jusqu’aux franges les plus extrêmes.
« Choisis la pilule bleue et tout s’arrête, après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge : tu restes au Pays des Merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre. » Dimanche 31 mars, Matrix et ses répliques cultes fêtent leur vingtième anniversaire. En deux décennies, le film des sœurs Wachowski ne s’est pas seulement imposé comme un monument de la pop culture : il a défini une bonne partie des codes de l’Internet alternatif, et tout particulièrement des sphères complotistes.
Matrix - Bande Annonce VF - 1999
Durée : 02:27
Neo, informaticien découvrant que toute sa vie est une illusion générée par des robots le manipulant, est aujourd’hui encore le modèle de l’éveil à une réalité indicible, cachée et douloureuse. Les références à son périple sont omniprésentes dans la production conspirationniste : blog de « réinformation » autobaptisé Pilule rouge, parallèle entre la matrice et les Illuminatis sur « Nouvel Ordre Mondial », ou encore décryptage fiévreux cherchant dans le film un message sur les Francs-Maçons sur « Stop mensonges »…
Comme l’écrit sans rire un de ces sites, « la Matrix n’est rien d’autre qu’un outil pour le succès des Illuminatis, que l’on soit à l’extérieur ou à l’intérieur de la Matrix ne change rien pour eux… c’est déjà trop tard ».
De nombreux blogs, sites et maisons d’édition conspirationnistes se sont appropriés les références à « Matrix ». / CAPTURE D’ÉCRAN
Pourquoi une telle influence ? Le film de la Warner Bros. n’est pourtant ni le premier à mettre en scène un complot, ni le plus crédible dans son registre. « Dans l’histoire du cinéma, le complotisme est davantage associé à la période du Watergate, avec Les Hommes du président, Conversation secrète, des films réalistes, antiétatiques, qui remettent en cause les élites et ont connu une vraie vogue dans les années 1970 », resitue Alain Boillat, professeur d’études cinématographiques à l’université de Lausanne et auteur de Cinéma, machine à mondes (Georg, 2014). Et pourtant, l’aura de Matrix auprès des sphères complotistes est supérieure à toute autre œuvre de fiction.
Rencontre entre cyberpunk et angoisse millénariste
Culturellement, le film s’inscrit dans une autre tradition des années 1970 : celle de la cyberculture dystopique, profondément liée aux grands auteurs de science-fiction que sont Philip K. Dick (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, 1968) et William Gibson (Neuromancien, 1984), qui valorise le hacker face à l’institution. Née en plein essor de l’informatique civile, elle connaît un regain d’intérêt avec l’éclosion du Web dans les années 1990.
La même année que Matrix, d’autres films de science-fiction s’engagent sur le chemin du cyberpunk, comme Dark City ou surtout le méconnu Passé virtuel, qui met, lui aussi, en scène un monde virtuel dont le héros informaticien se découvre être le prisonnier. « Ce n’est pas un hasard. En cette fin de siècle, il y a une angoisse millénariste, couplée à la fin des utopies et à l’émergence du Web », décrypte Alain Boillat.
Passé virtuel- Bande Annonce VF
Durée : 01:51
Accessoirement, ces longs-métrages répondent aussi à l’explosion de popularité du jeu vidéo en 3D, et draguent ouvertement les joueurs en multipliant les références au monde du multimédia et à la question du virtuel – ExistenZ, de David Cronenberg, naîtra du même contexte.
Si Matrix marque plus profondément les esprits, c’est qu’il est davantage à la pointe. « Dark City est dans l’esthétique du film noir, empruntée aux années 1950. Matrix s’est immédiatement inscrit dans un monde contemporain, avec des références à l’imaginaire vidéoludique, l’emploi massif des images de synthèse, et ce deux mois avant Star Wars I : La menace fantôme. C’est son coup de génie que d’avoir ainsi thématisé le numérique au moment de son essor au cinéma », applaudit Alain Boillat, qui souligne l’ironie d’un « film technophobe qui repose entièrement sur la technologie ».
Du cinéma paranoïaque aux théories loufoques
L’air du temps est également favorable aux scénarios paranoïaques. A l’époque, une autre œuvre a déjà une grande influence sur le rapport à la vérité : X-Files (Aux frontières du réel), dont l’intrigue tourne largement autour d’une conspiration gigantesque cherchant à cacher au peuple américain l’existence des extraterrestres, et dont la devise est : « la vérité est ailleurs ».
Le concept de « matrice » fait rapidement florès chez les complotistes du début de millénaire. / CAPTURE D’ÉCRAN
The Truman Show et Fight Club s’inscrivent dans une veine comparable, sans aller aussi loin. « X-Files a beaucoup marqué, mais même lui n’est pas aussi vertigineux que Matrix », note Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracywatch, qui surveille et lutte contre les théories conspirationnistes.
Le long-métrage sort, en outre, à un moment où l’accès à Internet se démocratise, et où émergent sites et forums conspirationnistes. L’œuvre des Wachowsky est ainsi récupérée par des penseurs marginaux farfelus, comme David Icke, théoricien moderne des reptiliens, qui écrit dès 2000 : « Je regarde le monde physique et je le vois de plus en plus comme une énergie scintillante. Les codes du film Matrix sont un bon moyen de le percevoir ».
L’histoire de Neo propose alors une métaphore particulièrement adaptée à toutes les thèses affirmant que la réalité est cachée, et ne sera révélée qu’aux seuls « élus » qui font le choix d’affronter la vérité.
Le virage du 11-Septembre
Sa portée change après les attentats de 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone. « Le 11-Septembre a été vu comme un nouveau mythe fondateur, le début de l’entrée dans une nouvelle ère. Il a généré de nombreux discours et contre-discours, civilisationnels du côté de Bush et des dirigeants européens, et très vite des contre-discours, avec [le conspirationniste] Thierry Meyssan », explique Marie Peltier, autrice d’Obsession : dans les coulisses du récit complotiste (Inculte éditions).
Sans dire que Matrix a été à l’origine de cet essor conspirationniste, elle observe qu’il a « offert un cadre de pensée simple à un réel extrêmement complexe et angoissant. » Par une coïncidence que certains considèrent troublante, Matrix évoque lui-même la date du 11 septembre : le passeport du héros, que l’on aperçoit brièvement à l’écran, expire à cette date. Il n’en faudra pas plus pour que cette image devienne, sur certains sites, la « preuve » que les attentats sont un complot organisé par Hollywood. Certains voient même dans sa date d’émission, le 11 septembre 1991, une référence à un discours du président américain George Bush dans lequel il aurait dénoncé l’existence du supposé nouvel ordre mondial…
Depuis le 11-Septembre, « Matrix » est utilisé à la fois comme canevas et comme source par les conspirationnistes. / CAPTURE D’ÉCRAN
« On ne doit pas sous-estimer que le XXe siècle a été celui où toutes les grandes idéologies se sont écroulées, où on va vers une sortie du religieux », rappelle Marie Peltier.
« C’est largement inconscient, mais les œuvres comme Matrix répondent à un besoin de réenchantement et de compréhension. Elles en donnent l’illusion, alors même que le réel est très complexe et très anxiogène. Elles ont un peu joué le rôle de médicament. On en revient à la pilule ! »
Un sésame pour la « vérité »
Aujourd’hui, la fameuse pilule rouge que choisit d’avaler Neo, sésame pour un monde plus vrai et plus cru, s’est imposée comme la métaphore de l’entrée dans un discours alternatif, celui que les médias tairaient, celui qui dérangerait, par opposition à la pilule bleue, qui serait celui de l’acceptation paresseuse. « Matrix donne une dimension héroïque à quelqu’un qui peut être complètement anonyme avec une vie pâle et fade, et qui fait le choix d’accepter la dure réalité de sortir de l’illusion. Cela a beaucoup marqué l’imaginaire populaire : tout le monde sait ce que veut dire “sortir de la matrice” », note M. Reichstadt.
Le nom anglais du fameux cachet rouge que propose Morpheus au héros de Matrix, la red pill, apparaît dès 2004 sur le site Urban Dictionary, dictionnaire collaboratif du jargon d’Internet, pour définir « une attitude de libre-penseur, et la sortie par l’éveil d’une vie de paresse et d’ignorance ». Un récit très simple qui fait son succès, souligne Marie Peltier. « Pilule rouge, pilule bleue, on est dans la binarité la plus complète. Si ces pilules pouvaient exister, ça arrangerait beaucoup de monde ! »
La célèbre scène du choix de pilule par le héros, Neo. / WARNER BROS.
Toute communauté ou école de pensée s’opposant à un discours considéré comme dominant se revendique désormais de ce fameux cachet symbolique. « Paradoxalement, prendre la pilule rouge, dans le film, c’est accepter la réalité ; alors que dans le conspirationnisme, prendre la pilule rouge, c’est la fuir », décrypte Rudy Reichstadt.
Pilule rouge et masculinisme
Progressivement, la référence au film des sœurs Wachowsky s’est imposée comme un marqueur politique. Au tournant des années 2010, l’imagerie de Matrix est, en effet, récupérée par la « manosphère », les cercles de pensée masculinistes, qui en font l’incarnation de la résistance au discours féministe.
Elle donne ainsi son nom à la sulfureuse section « The Red Pill » du célèbre forum anglophone Reddit, et sa référence circule dans les cercles misogynes, racistes et suprémacistes qui en sont culturellement proches. Comme les Incels, cette communauté d’hommes accusant les femmes de leurs malheurs, ou l’influent site d’extrême droite conspirationniste Infowars, qui en a fait un synonyme de « conversion » à ses idées.
Pour Infowars, « redpiller » devient synonyme de « rallier aux thèses d’extrême-droite ». / CAPTURE D’ÉCRAN
« La métaphore de la pilule rouge résume vraiment pour eux le fait qu’ils voient leur misogynie et leur racisme comme une forme d’élévation de la conscience », épingle la chercheuse Donna Zuckerberg, auteure de Not All Dead White Men : Classics and Misogyny in the Digital Age (Harvard, 2018, non traduit). « Ils [pensent qu’ils] sont capables de voir le monde avec plus de lucidité que nous autres… Ce qu’ils voient est que les hommes blancs hétérosexuels sont victimes de discrimination dans notre société. » Lecture hautement ironique de Matrix, film dans lequel la pilule rouge est tendue au héros par… Morpheus, un personnage noir.
L’essor de contre-lectures LGBT
Vingt ans après la sortie du film, qui peut tout aussi facilement se lire comme une parabole marxiste, les interprétations que l’on peut en tirer ont pourtant évolué. Notamment parce que ses réalisateurs, Larry et Andy Wachowski, sont désormais Lana et Lilly Wachowski : toutes deux ont annoncé, à quelques années d’intervalle dans les années 2010, s’identifier comme des femmes, et ont débuté une transition.
Une relecture de la trilogie Matrix sous le prisme de la métaphore du changement de sexe et du coming out a gagné en popularité ces dernières années, relate le site féministe The Mary Sue. Œuvre culte, ouverte à de multiples interprétations, Matrix peut ainsi, vingt ans après sa sortie, être revendiqué aussi bien par les sphères masculinistes les plus extrémistes que par les défenseurs des droits des personnes LGBT. La marque des œuvres les plus influentes.