De IAM à PNL, le manga source d’inspiration du rap
De IAM à PNL, le manga source d’inspiration du rap
Par Pauline Croquet
Plus que tout autre style de musique, le rap français s’inspire des bandes dessinées et animes japonais. Et ce n’est pas qu’une affaire de génération.
A la Monaco Anime Game International Conference (Magic), des juges quelque peu étonnants sont venus délibérer sur la qualité des costumes et prestations des cosplayeurs, en ce début mars. Face à des compétiteurs venus du monde entier pour montrer leur version des personnages de pop culture japonaise et de jeux vidéo, Akhenaton, Kephren et Kheops, trois membres du groupe IAM, se disent « impressionnés par le niveau et la ferveur des participants ».
Il n’est pas si incongru d’apercevoir les rappeurs marseillais déambuler au milieu de fans de culture japonaise. Depuis leur enfance, ces Phocéens adorent les superhéros de Marvel et des dessins animés venus du Japon qui passaient à la télévision dans les années 1970. Une partie des symboles utilisés par IAM sont aussi inspirés de l’histoire du Japon et des grands samouraïs, comme Musachi Miyamoto. Il suffit de jeter un œil à la pochette de leur célèbre album L’Ecole du micro d’argent pour s’en convaincre.
Le groupe IAM pendant la compétition de cosplay à la Monaco Anime Game International Conference (Magic), le 9 mars 2019. / CAMY VERRIER POUR « LE MONDE »
« On a été influencés par les premiers mangas comme La Bataille des planètes, Albator, Cobra, etc. », énumère Kephren. « Nous avons des morceaux comme Division ruine qui abordent les Golgoths envoyés pour détruire la Terre », ajoute le chanteur Akhenaton, faisant référence à Goldorak. Ces goûts, ils les ont mis au premier plan dans leur création, et ils les ont instillés dans leurs rimes et dans leur univers visuel.
IAM - Benkei Et Minamoto [Official Music Video]
Durée : 04:42
« Cela fait partie du rap »
Ils ne sont pas les seuls. Dans leur sillage, énormément de rappeurs français, quels que soient leur style et leur génération, font référence à des œuvres de manga dans leurs clips, leurs chansons, ou même leur nom d’artiste. En 2016, dans le clip de Fausse Note, une chanson de son groupe S-Crew, Nekfeu revêt le masque de Ken Kaneki, le héros de Tokyo Ghoul.
La même année, le duo PNL, qui multiplie les références à la BD nippone dans ses compositions, titre une de ses chansons Onizuka, le nom du héros de GTO, un professeur ex-voyou aux méthodes peu orthodoxes. Grand lecteur de mangas, Orelsan a aussi rendu hommage à ses héros préférés dans des chansons comme Ils sont cools, interprétée en 2011 avec son ami Gringe. Depuis deux saisons, le rappeur prête aussi sa voix à Saitama, le personnage central de l’anime One Punch Man, dans la version française. Et il a rappé pour le nouveau générique dévoilé le 9 avril.
« Orelsan et moi faisons beaucoup de références, mais en vérité ils en font tous, notamment à Dragon Ball, à Vegeta, à Broly. Chaque rappeur a des références, cite un perso. Ça fait vraiment partie du rap », explique Gims, dont l’un des surnoms, Meugiwara, est à rapprocher de celui du héros de One Piece, son manga favori. Ce dernier a d’ailleurs publié un manga en octobre 2018, Devil’s Relics.
OrelSan - Ils Sont Cools feat. Gringe [OFFICIEL]
Durée : 04:09
Des références dans lesquelles ont baigné les artistes, comme de nombreux Français, grâce aux anciens programmes jeunesse « Récré A2 », le « Club Dorothée » puis, bien plus tard, aux programmations d’animes sur la télévision numérique terrestre (TNT) ou les chaînes câblées. « Dans notre famille on aime beaucoup ce qui est spectacles d’arts martiaux, de combats », raconte Darcy, frère cadet de Gims et coauteur de Devil’s Relics.
« On a été éduqués aux films de Bruce Lee, Jackie Chan, Jet Li… La mythologie asiatique, les créatures qu’ils inventent, ça nous fascinait. C’est ce qui explique aussi qu’on aime autant les mangas. »
Pourtant, tous les musiciens trentenaires et quadragénaires qui ont grandi avec Jacky, Ariane, Corbier et Dorothée ne font pas référence au manga. Si les rappeurs francophones y sont plus enclins, c’est que, d’après Akhenaton, « le rap est une culture qui absorbe les autres cultures, c’est la culture du sampling, de l’inspiration, de la réinterprétation ». Tiers Monde, rappeur havrais et auteur du manga Nako, abonde :
« Le rap est une musique très actuelle, dynamique, qui n’a pas de tabou et n’a pas peur de se faire cataloguer de musique populaire. J’ai grandi en lisant des mangas et dans mes textes je témoigne de ma vie, donc je parle de manga. »
Le rappeur et scénariste de manga Tiers Monde avec le dessinateur Max, à la conférence Magic, le 9 mars 2019. / CAMY VERRIER POUR « LE MONDE »
Un style confidentiel au Japon
Certains ont été tellement frappés par une œuvre qu’ils l’ont mise au centre de leur album. Ainsi, en 2015, le rappeur sétois Demi Portion a consacré Dragon Rash à la saga la plus connue d’Akira Toriyama, Dragon Ball. Sorti en septembre 2018, le dernier opus de Disiz, Disizilla, se base sur les Kaijus, les légendaires monstres géants comme Godzilla, et les symboles du film post-apocalyptique Akira, de Katsuhiro Otomo.
« Ce film proposait une esthétique que je n’avais jamais vue, et qui m’avait complètement fasciné. Quand tu es petit, tu ne réfléchis pas trop au scénario et à ce que disent les gens, mais c’est l’image qui te frappe, et l’esthétisme japonais est fabuleux. Je me suis pris de fétichisme et d’adoration pour ce film. »
L’artiste a pu puiser dans cet imaginaire pour questionner la monstruosité, la mutation, l’adaptation sociale.
Disiz La Peste - Kaïju / Disizilla
Durée : 03:40
A l’inverse, peu de mangas et animes baignent dans une ambiance hip-hop. L’œuvre la plus emblématique reste sans nul doute la série animée de Shinichiro Watanabe, Samourai Champloo, qui revisite de façon anachronique la fin des samouraïs d’Edo sous le prisme de la culture hip-hop, diffusée au milieu des années 2000 en France. A la même époque, Chiba, l’un des personnages du manga Beck, s’essayait parfois au rap.
Moins connue en France, la saga Tokyo Tribe fantasme une capitale japonaise ravagée par une guerre de gangs à l’américaine. Depuis, plus grand-chose, note Sahé Cibot, directrice générale associée de Shibuya International, qui organise la convention Magic, et directrice de collection manga chez Michel Lafon. Il y a une dizaine d’années, cette entrepreneuse a notamment tenté de créer un label pour rapprocher les groupes de rap français et japonais, afin de « dresser des ponts entre les cultures ».
« Entre 2000 et 2005, le rap se vendait assez bien au Japon, c’était une sorte d’âge d’or dont l’un des principaux symboles était le festival de B-Boy Park [qui se déroule chaque année dans le parc Yoyoji de Tokyo]. Après c’est redevenu assez confidentiel », explique-t-elle.
Elle constate toutefois un nouveau frémissement. « On recommence à entendre parler d’artistes japonais de rap, notamment des femmes. » Une scène dont les « têtes de gondole » actuelles s’appellent Kohh ou encore AKLO et qui refait parler d’elle en France avec quelques concerts ou webzines.
Samurai Champloo - Teaser haute définition - Blu-ray
Durée : 01:00
Des valeurs communes
Dans les rimes françaises, toutefois, tous les mangas n’ont pas droit de cité. Les compositeurs et interprètes évoquent d’abord les blockbusters – la sainte trinité Dragon Ball, Naruto, One Piece – mais aussi Death Note, Captain Tsubasa (le manga de foot connu sous le nom Olive et Tom), Psycho Pass, Hunter X Hunter. Des mangas dont l’écrasante majorité appartient au genre shonen nekketsu, du manga d’aventures pour adolescent faisant l’apologie du courage, de la persévérance et de l’héroïsme et souvent saupoudrés de combats épiques.
« Ces valeurs morales peuvent résonner avec mon style de rap, du rap conscient », avance Tiers Monde. Les interprètes américains partagent avec leurs homologues français une passion pour Dragon Ball Z. Ainsi, Finding Novyon expliquait au site Daily Dot que le héros de ce manga, Goku, « a dû subir une perte importante avant de pouvoir s’élever. Ce qui parle à de nombreux artistes. En tant que rappeurs, nous voulons tous que nos rivaux et nos adversaires sachent qu’il ne faut pas tenter de nous niquer. »
Bien moins que le clash, le rap est surtout affaire – un peu comme ce registre de manga – de « saine compétition », estime Kephren, d’IAM : « C’est essayer de faire mieux que celui après qui on passe, c’est offrir une meilleure prestation, se dépasser plus que se clasher. » Son comparse Akhenaton complète en prenant exemple sur Naruto : « Il y a aussi d’autres éléments comme le fait de serrer les rangs, l’amitié, la relation compliquée avec la famille, le tiraillement entre le bien et le mal… »
Sexion d'Assaut - Wati Bon Son - LIVE dans CANAL STREET
Durée : 04:14
Quand Sexion d’Assaut, le groupe avec lequel ont débuté Gims et Black M, mentionne Konoha, le village de ninjas d’où vient Naruto, ou que PNL évoque la planète Namek de l’univers Dragon Ball, ils plantent leurs rimes dans des décors évocateurs pour leurs fans. « Quand on te parle de Saiyans [une race extraterrestre de combattants superpuissante de Dragon Ball], tu vois directement ce que ça évoque. Le rap travaille les figures de style, les métaphores et les comparaisons. L’image doit être suscitée directement dans la tête de celui qui écoute », analyse Max, dessinateur et coauteur du manga Nako avec Tiers Monde. Telles des figures mythologiques modernes, les héros de manga servent un champ lexical de la puissance, du pouvoir, de l’épopée qui peut parler à un grand nombre de fans.
« Les gens ont tendance à penser que le manga n’est prisé que par une minorité, des geeks, des bobos. Avec Gims, on est la preuve que c’est faux. Même dans les quartiers il y a énormément de lecteurs et amateurs d’actu japonaise », garantit Darcy. « L’été 2018, on a fait notre première convention Japan Expo et on a vu des gens de tous horizons [sociaux], j’ai même reconnu des gars de mon quartier. » Un sentiment partagé par Sahé Cibot :
« Le manga est entré dans le quotidien des Français, il les a marqués émotionnellement. Le fait que les rappeurs citent le manga, c’est la marque que celui-ci appartient, comme le rap d’ailleurs, à notre culture générale. »