Le créateur d’« Assassin’s Creed » revient aux origines avec « Ancestors », un projet « artisanal »
Le créateur d’« Assassin’s Creed » revient aux origines avec « Ancestors », un projet « artisanal »
Propos recueillis par Corentin Lamy
Près de dix ans après « Assassin’s Creed Brotherhood », le Québécois Patrice Désilets s’apprête à lancer « Ancestors : The Humankind Odyssey », un retour aux débuts de l’humanité.
Pour Patrice Désilets, qui était auparavant à la tête des 1 200 développeurs d’« Assassin’s Creed », « Ancestors » et son équipe de 35 personnes a tout d’un projet « modeste ». / Private Division
On le sent un peu ému, Patrice Désilets, au moment de proposer à la presse (« pour la première fois depuis presque dix ans ») d’essayer son prochain jeu vidéo, Ancestors : The Humankind Odyssey. Il est prévu pour cette année 2019 sur PC, PlayStation 4 et Xbox One.
Directeur créatif d’un des meilleurs épisodes de la série Prince of Persia (les Sables du Temps) et surtout créateur de la série Assassin’s Creed, dont il a supervisé les deux premiers épisodes, le Québécois a fait des jeux d’action historiques sa marque de fabrique. Il est désormais à la tête de son propre studio de trente-cinq personnes.
Loin des fastes des années Ubisoft, Ancestors est né d’une double contrainte : celle de séduire les investisseurs avec un projet qui rappelle ses productions passées, tout en couvrant une période historique plus facile à recréer que la Rome de la Renaissance ou la Jérusalem médiévale.
Dans Ancestors, le joueur contrôlera donc un grand singe, ancêtre des premiers hommes, dans l’Afrique d’il y a dix millions d’années. Un terrain de jeu qu’il va explorer, comprendre, domestiquer, en même temps que la lignée de grands singes va évoluer. Combien de temps le joueur mettra-t-il pour fonder l’humanité ? C’est le défi posé par Patrice Désilets, que Pixels a pu rencontrer.
Ancestors: The Humankind Odyssey - Announcement Trailer | PS4
Durée : 01:21
La paléoanthropologie, c’est un sujet qui vous passionnait déjà ?
Je ne dirais pas que j’y pensais tous les jours, mais c’est drôle, parce qu’un de mes premiers souvenirs d’enfant, c’est à trois ou quatre ans, quand je me suis endormi devant la vieille télé en noir et blanc de la chambre de mes parents : elle passait un documentaire sur les hommes préhistoriques. Mais l’histoire en général, c’est quelque chose qui me fascine.
Le jeu s’ouvre sur cette phrase : « Inspiré d’événements réels », comme Assassin’s Creed s’ouvrait sur « Inspiré d’événements et de personnages historiques »…
C’est un peu mon clin d’œil. On avait deux principes, comme dans Assassin’s Creed : si on peut vérifier une information en trente secondes sur Wikipedia, notre boulot, c’est de s’assurer qu’elle soit respectée dans le jeu. S’il faut faire des recherches pour la trouver, ou si c’est un sujet controversé, alors on s’autorise des libertés. Un exemple concret, et très très cliché, c’est qu’il n’y a pas de banane en Afrique il y a dix millions d’années : elles ont été introduites par la civilisation, depuis l’Inde. Ça, ça se vérifie facilement sur Wikipedia, donc il n’y a pas de banane dans le jeu. Par contre, le personnage que l’on joue, c’est un sahelanthropus tchadensis, qui a vécu beaucoup plus à l’ouest que les autres grands singes. On a longtemps pensé que les ancêtres des premiers hommes avaient vécu dans la vallée du grand rift, et soudain on a trouvé ce grand singe encore mal connu, ça nous a permis de prendre certaines libertés.
Il y a autre chose dans le prégénérique : le nom des trente-cinq développeurs. Pourquoi les mettre en avant ?
D’abord pour dire aux gens que ce qu’ils s’apprêtent à découvrir, c’est de l’artisanat. Peut-être aussi pour nous protéger de certaines attentes, dire « relax tout le monde, c’est une expérience indé que vous allez vivre ». Ce n’est pas un AAA [un blockbuster]. Les grosses équipes, ça impose des contraintes mais ça permet aussi des trucs de folie, que nous, on ne peut pas se permettre. Quand je faisais les entretiens d’embauche, je disais : « je n’ai pas besoin de sniper ». Je ne peux pas avoir quelqu’un qui est spécialisé dans un seul truc. J’ai besoin de quelqu’un qui tire large. Par exemple, mon directeur de production, qui officiellement s’occupe de toute la planification, c’est aussi lui qui place les ingrédients au bon endroit sur les arbres du jeu. Ensuite c’est con, mais de mettre les noms au début, ça me vient d’un film de Claude Lelouch, Les Uns et les Autres. Au début il y a un générique parlé, il nomme les acteurs. Je me suis dit « moi aussi, j’aimerais citer les gens de l’équipe » !
Vous regrettez l’époque où vous étiez à la tête d’une équipe de 300 personnes ?
Je préfère à trente-cinq ! Et encore, trois cents c’est une petite équipe. J’ai fait du huit cents, du mille deux cents ! Avec des gens qui travaillaient sur mes conneries sept jours par semaine, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Maintenant je connais le nom de tout le monde, les gens me parlent. Dans les grosses équipes, même si tu ne veux pas, tu finis par être dans ton silo, et étrangement il y en a qui sont intimidés. Il y en a qui tremblaient à l’idée de venir dans mon bureau. Alors que là, maintenant, je suis « Pat’», je connais tout le monde.
J’ai eu un jour une discussion avec un autre directeur créatif d’Ubisoft qui me disait, « moi tu sais, je peux faire ce que je veux, et je m’en fous un peu si je décide de couper quelque chose, parce que je ne connais pas la personne qui est derrière ». Il n’y avait aucun attachement émotif. Alors que moi non, non, quand je prends une décision, je sais que derrière, c’est Philippe, c’est Sarah… Mais de la contrainte viennent l’invention et la créativité. J’adore.
De quoi êtes-vous le plus content de vous être débarrassé en quittant Ubisoft ?
Tout ce qui est management de gens qui ne sont pas nécessairement utiles, à part peut-être à faire des rapports pour d’autres personnes qui ne sont pas plus utiles. Ces gens qui gèrent gagnent plus d’argent que ceux qui fabriquent : ça aboutit à des guerres hiérarchiques, à des guerres politiques, et ça, je n’en étais plus capable.
Vous connaissez bien Jade Raymond, qui était la productrice des premiers Assassin’s Creed, et que Google vient de nommer à la tête de sa division « jeux vidéo ». C’est une bonne recrue ?
Je ne lui ai pas parlé depuis deux ans au moins. On a pris des chemins totalement différents, depuis que j’ai quitté Ubisoft. Ça va faire dix ans !
Posons la question autrement. Google qui se lance dans le jeu vidéo, vous en pensez quoi ?
Je pense que c’est bien, je suis curieux de voir s’ils vont être capables de régler tous les problèmes inhérents au streaming. Et que Jade soit en charge… Le truc, ce pour quoi j’ai eu du mal à vous répondre tout à l’heure, et ça n’a rien à voir avec Jade personnellement, c’est qu’elle est officiellement ma compétitrice à Montréal. Même si on est une belle grande communauté de développeurs, je n’ai pas envie qu’elle me vole des gens !
A propos de Montréal : est-ce qu’il existe un jeu vidéo québécois ?
Il y en a un : The Messenger, auquel on peut jouer en québécois. Et il y a Kona aussi, qui se passe au Québec en 1970. Mais est-ce qu’il y a un jeu vidéo québécois comme il existe un jeu vidéo japonais ? Ce n’est pas à moi de répondre ! Il faudrait analyser, mener un travail universitaire pour savoir s’il y a des traits communs… On se parle énormément, il y a la Guilde des développeurs de jeux vidéo indépendants du Québec, qui est une coop, la plus grosse en son genre, 175 studios qui représentent 2 000 personnes… Après, c’est sûr qu’Ubisoft Montréal a amené une façon de faire, dans laquelle j’ai une part de responsabilité. Comme je dis souvent, « désolé pour toutes les fois où vous avez dû escalader des tours » [un gimmick des jeux d’Ubisoft Montréal, qu’on retrouve désormais dans beaucoup de productions].
Les studios de Montréal sont quand même la principale contribution au soft power québécois !
J’imagine que oui ! Mais il y a aussi Céline Dion !