En 1985, l’Union soviétique célèbre le 40e anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie, au terme de la grande guerre patriotique. Sept ans plus tôt, le cinéaste russe Elem Klimov et le scénariste biélorusse Alexeï Adamovitch ont soumis à la censure un scénario racontant le martyre d’un village à l’été 1943, alors que les troupes nazies commencent à refluer en Biélorussie. Destiné à la commémoration de la victoire, le projet, intitulé Tuer Hitler, est refusé par le Goskino, l’administration du cinéma.

En 1984, alors que Mikhaïl Gorbatchev s’approche du pouvoir, Tuer Hitler se voit en même temps autorisé et financé, à condition de changer de titre. Autre signe des temps, Klimov emprunte au Nouveau Testament : le film s’appellera Viens et regarde, selon la formule proférée à l’ouverture des sept sceaux dans l’Apocalypse. C’est sous ce titre que le film est sorti en URSS et dans le monde anglo-saxon, entre la fin 1985 et 1986.

L’expérience de l’horreur

Répondre à cette invitation, c’est se résoudre à l’expérience de l’horreur. Non que Requiem pour un massacre (titre français du film) dégouline d’hémoglobine. Il ne s’agit pas de révulser les masses, mais de leur faire passer des fragments de la catastrophe. Dans un très bel entretien, Klimov raconte avoir dit, dans un moment de doute, à son scénariste « personne ne viendra voir ce film », tant il lui semblait éprouvant. Adamovitch lui répondit : « Tant pis, il faut quand même le faire. »

Requiem pour un massacre commence par un jeu d’enfants. Sur une étendue sableuse, deux garçons jouent à déterrer les vestiges d’une bataille, malgré les avertissements d’un vieillard qui craint le retour de la guerre. Florya (Aleksei Kravchenko), le plus grand des deux, finit par exhumer un fusil, l’arme sera son octroi pour entrer chez les partisans qui combattent derrières les lignes allemandes. Avec la naïveté et la cruauté de son âge, il repasse par la ferme familiale, le temps de briser le cœur de sa mère. Le lendemain matin, deux partisans l’emmènent avec eux vers la forêt.

Elem Klimov puise dans toute l’histoire du cinéma soviétique, de l’expressionnisme bolchevique au mysticisme de Tarkovski.

Klimov filme les partisans à rebours du style hagiographique qu’avaient longtemps exigé les censeurs soviétiques : la troupe est disparate, ils se prennent au sérieux sans donner le sentiment d’être tout à fait prêts pour la guerre. Il n’y a pas vraiment d’ironie dans ces images un peu grotesques, plutôt la reconnaissance de l’humanité et l’imperfection de ces combattants que l’iconographie soviétique avait depuis longtemps canonisés.

Aleksei Kravchenko dans le rôle de Florya Gaishun. / MOSFILM

Lorsque la colonne fait mouvement, Florya est laissé à l’arrière avec Glasha (Olga Mironova), une adolescente qui fait l’infirmière. Pris sous les bombes allemandes, les deux enfants cherchent refuge dans le village du garçon, première station d’un calvaire qui le mènera d’un camp de réfugiés improvisé dans un marécage à un village que traversera une formation SS. Pour mettre en scène la barbarie nazie (tout à la fin du film, un carton rappelle que 628 villages biélorusses et leurs habitants ont été brûlés par les forces allemandes et leurs supplétifs), Elem Klimov puise dans toute l’histoire du cinéma soviétique, de l’expressionnisme bolchevique au mysticisme de Tarkovski.

Force d’interprétation

Il obtient de son jeune interprète un engagement terrifiant (une bonne part de l’entretien déjà cité est consacrée aux moyens que le réalisateur a employés pour préserver Alexeï Kravchenko de la folie, entre autres l’hypnose). Cette force d’interprétation est d’autant plus indispensable que tout le film est vu à travers les yeux de cet enfant qui finit le film comme un vieillard abruti de souffrance.

Les arbres de la forêt s’abattent sous les coups de bombes dont on ne sait d’où elles viennent, les balles traçantes illuminent la nuit, juste au-dessus de sa tête, un village de bois devient un bûcher : ces visions sont presque impossibles à assimiler, exacerbées par une bande-son dissonante qui colle, elle aussi, à l’expérience du protagoniste, assourdi par le premier bombardement.

Requiem pour un massacre ne se réduit pour autant pas aux tentatives d’expériences « immersives » de Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan (1998) ou Laszlo Nemes dans Le Fils de Saul (2015). Son respect de l’histoire se double d’une exigence poétique qui fait de l’ultime film de Klimov un chef-d’œuvre aussi douloureux qu’inoubliable.

Film soviétique d’Elem Klimov (1985). Avec Aleksei Kravchenko, Ologa Mironova. Durée : 2 h 22. Sur le Web : www.potemkine.fr/Potemkine-film/Requiem-pour-un-massacre-idi-i-smotri