« Dead Cells », plus grand succès critique du jeu vidéo français en 2018, aurait-il connu une plus grande réussite commerciale s’il n’était pas sorti sur PlayStation 4 ? / Motion Twin

Les développeurs de jeux indépendants ne savent plus où donner de la tête. Steam, PlayStation Network, Nintendo eShop, Epic Store, et bientôt Apple Arcade et Google Stadia… Le nombre de boutiques de distribution en ligne a explosé ces derniers mois, annonçant une nouvelle ère où les joueurs devront peut-être cumuler les comptes pour accéder à tous les jeux. Et les professionnels, miser sur le bon cheval pour toucher leur public.

Les lignes ont bougé de manière spectaculaire fin 2018, quand Epic, l’entreprise américaine derrière le succès de Fortnite, a lancé l’Epic Games Store, concurrent frontal à Steam, mastodonte historique de la distribution de jeu dématérialisée. Alors que ce dernier était en situation de quasi-monopole depuis plus d’une décennie, Epic a sorti le chéquier pour acquérir la sortie en exclusivité temporaire ou définitive de plusieurs titres très attendus, comme Anno 1800, Borderlands 3, Super Meat Boy Forever, The Division 2 ou encore World War Z, autant de trous dans le catalogue jusqu’alors exhaustif du rival Steam.

La situation, quasi inédite, n’a pas fait que des heureux. En février, les jeux de la série Metro ont essuyé sur Steam une campagne de review bombing (une mobilisation d’internautes pour faire chuter sa note utilisateurs). Motif ? Leurs créateurs avaient eu le malheur d’annoncer la sortie de son nouvel opus, Exodus, en exclusivité sur l’Epic Store. Pour certains joueurs, la fuite de leur série fétiche vers une autre contrée a été perçue comme une trahison.

Epic, une bouffée d’air frais

Pour certains professionnels cependant, l’arrivée de cette nouvelle plate-forme relève au contraire de l’inespéré. Steam est devenu depuis trois ans une boutique en ligne saturée, dans laquelle l’immense majorité des titres est noyée dans la masse.

Grégoire Charlier, responsable des ventes en digital chez l’éditeur lillois Bigben Interactive, sortait auparavant tous ses titres dessus. Mais Sinking City, jeu d’enquête dans un univers lovecraftien, sera le premier à être exclusif durant un an sur la plate-forme de Fortnite. « Ce genre de deal permet de donner de la visibilité à une nouvelle franchise, on peut faire du marketing de qualité avec un partenaire sûr », s’est-il félicité lors d’une table ronde organisée le 18 avril à Paris sur l’avenir de la distribution vidéoludique.

La page d’accueil de l’Epic Games Store met en avant les exclusivités du service concurrent à Steam : c’est aujourd’hui le nerf de la guerre. / Epic Games

La simple annonce de l’exclusivité de Sinking City sur l’Epic Game Store a valu au titre de nombreuses retombées médiatiques. « Il y a un effet “waouh” à dire qu’un jeu est exclu sur Epic. On se dit que ça vaut le coup », décrypte Francis Ingrand, PDG de l’éditeur Plug In Digital - Dear Villagers.

Même si la plate-forme est encore minimaliste, Epic offre une très belle mise en avant grâce à son catalogue réduit, et se montre généreux avec les éditeurs et les studios pour les rameuter sur ses terres. « Epic, c’est une licorne qui lâche derrière elle des crottes dorées », abonde de manière imagée Steve Filby, consultant en marketing pour le studio bordelais Motion Twin (qui a sorti Dead Cells).

D’une manière générale, tous saluent l’arrivée d’un concurrent qui puisse mettre fin au monopole de Valve et à ses pratiques. « Steam, ils se gavent depuis quinze ans. Maintenant que Tim Sweeney [le PDG d’Epic] est plus riche que Gabe Newell [celui de Valve], j’espère qu’ils vont revoir leurs conditions. 30 % de commission, c’est trop », assène ainsi Pierre de Margerie, patron de Sloclap, studio parisien à l’origine du jeu Absolver. Le service d’Epic ne ponctionne, lui, que 12 % sur le prix de vente d’un jeu, bien moins que le leader du marché.

Steam demeure incontournable

Pour autant, pas question d’enterrer Steam, qui demeure le référent en matière de jeux indépendants, et conserve la plus grande communauté de joueurs. Le portail offre aussi des options parfois essentielles pour le bon succès d’un jeu indé. Comme l’early access, une sorte de prélancement durant lequel les utilisateurs peuvent participer à l’amélioration du jeu en donnant leur avis.

Par ailleurs, Epic n’est pas présent en Chine, contrairement à Steam. Le marché du jeu vidéo indépendant y est en pleine explosion : il représente à lui seul 50 % des ventes de Dead Cells, et de 10 à 20 % des jeux de l’éditeur Plug In Digital.

Steam a les défauts de ses qualités : un catalogue exhaustif et une immense communauté, mais un niveau de saturation extrême et une visibilité infime pour la plupart des jeux. / Valve

Dans ces conditions, si choisir Epic plutôt que Steam peut être avantageux, c’est aussi ne s’adresser, pour le moment, qu’à une communauté bien plus restreinte. Ce dilemme actuel des éditeurs et studios est d’autant plus dur à résoudre que développer pour plusieurs plates-formes en même temps coûte plus cher, et ne permet pas de bénéficier du précieux soutien financier et marketing d’un partenaire exclusif.

Histoire de compliquer la décision, des alternatives à Steam et Epic existent également. Le polonais GOG. com est notamment spécialisé dans le rétrogaming et le jeu de rôle occidental, tandis qu’avec Apple Arcade, le constructeur de l’iPhone se positionne désormais sur le jeu vidéo mobile haut de gamme.

Situation similaire sur les consoles

La question du choix du store se pose également sur consoles. Depuis plusieurs années, les jeux indés y connaissent une seconde vie – voire dans certains cas, y puisent désormais l’essentiel de leurs revenus. Mais là encore, la décision est aussi cruciale que difficile, d’autant que le vent tourne très vite.

« Chaque plate-forme a ses intérêts propres, décrypte Francis Ingrand. Sony était ravi d’avoir des indés au lancement de la PlayStation 4. Mais trois ans plus tard, ils veulent mettre la réalité virtuelle et les grosses productions en avant. Même si vous aviez de très bonnes relations avec eux, vous n’existez plus. »

Depuis deux ans, c’est la Switch qui a repris le flambeau, même si choisir d’y sortir en exclusivité effraie encore. Steve Fiby en a fait l’amère expérience. Dead Cells, l’un des plus grands succès critiques d’un jeu français en 2018, est sorti aussi bien sur Switch que sur PlayStation 4. Et le résultat commercial est jugé décevant. « On a surestimé la taille du marché PlayStation, et on avait peur de se fâcher avec Sony en choisissant d’être exclusif sur Switch. On aurait dû », regrette-t-il.

Le point d’interrogation Stadia

Reste l’inconnue Stadia, le service annoncé par Google en mars. Le géant du Web a d’ores et déjà annoncé la création d’une division de production de jeux originaux en interne, qui pourra, à terme, monopoliser l’attention des utilisateurs. « Le risque, c’est que ces blockbusters écrasent les jeux indés », s’inquiète Pierre de Margerie, même si Stadia peut aussi ouvrir une fenêtre de tir intéressante. « Google aura besoin de contenu au lancement, et ils n’auront pas assez de productions maison prêtes », nuance-t-il.

Grégoire Charlier n’écarte pas non plus la possibilité d’un cercle vertueux sur Stadia, comme sur la formule déjà existante du Xbox Game Pass de Microsoft : « Microsoft y met en avant ses grandes licences maison comme Halo ou Forza. Mais derrière, une fois que le joueur est là, ça profite aux indés », veut-il croire.

Google présentera en détail son service de jeu vidéo en été 2019. / Google

Editeurs et développeurs avancent quoiqu’il arrive un peu à l’aveugle, avec un marché qui change vite, tandis que la création d’un jeu prend du temps. « Un développement, c’est un ou deux ans minimum. Bien malin sera celui qui saura où en seront Steam et Epic dans deux ans », soupire Francis Ingrand. Pierre de Margerie, qui sortira le second jeu de son studio en 2020, se raccroche lui à l’idée que ce sont les joueurs qui resteront les juges de paix. « On n’a pas changé d’objectifs commerciaux parce que Google a annoncé Stadia. On va faire le jeu de la meilleure qualité possible, en priant pour qu’il se vende bien. »