« Jessica Forever » : une madone en cuir pour le bien de l’humanité
« Jessica Forever » : une madone en cuir pour le bien de l’humanité
Par Clarisse Fabre
Dans le premier long-métrage de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, une étrange guerrière, chef d’une bande de garçons, veut en finir avec la violence.
Un blockbuster mental et son héroïne aux yeux menthe à l’eau : voilà pour l’affiche de Jessica Forever, de Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Car il faut bien trouver une formule à ce film qui ne semble appartenir à aucun genre. A la lisière de la science-fiction et du réalisme, ce premier long-métrage (en compétition à la Berlinade en février) questionne un sujet brûlant : la violence contemporaine est-elle une fatalité ? Peut-on s’en extraire, en guérir ? A quelles conditions les assassins, bourreaux et autres criminels pourraient-ils renoncer à leurs pulsions meurtrières et trouver une sorte d’apaisement ?
Le film démarre au quart de tour, mais la piste du « James Bond » est vite évacuée. Un jeune homme fonce dans la baie vitrée d’une maison et l’explose. Il se fait mal, forcément. Très vite, des garçons surarmés encerclent le pavillon, tandis que Jessica (Aomi Muyock) les rejoint et s’agenouille devant le blessé… Il n’y aura pas de bagarre spectaculaire ni de romance avec la sublime chef de bande. Jessica n’est pas un objet sexuel mais plutôt une déesse mère. La madone en cuir et métal a décidé de recueillir des jeunes hommes – des orphelins, dit-elle – au passé violent, très dur, parfois innommable. Elle s’est donné pour mission de leur prodiguer beaucoup d’amour, afin qu’ils retrouvent confiance dans l’humanité. La question n’est pas tant de savoir pourquoi ils ont commis des atrocités, mais comment, à l’avenir, ils peuvent devenir meilleurs. Elle les materne, ils fraternisent, mais ce n’est pas si simple.
Jessica Forever, c’est d’abord une atmosphère étrange, un sentiment d’anormalité, comme si vous marchiez de longues heures dans une ville déserte. C’est ensuite une image, très nette, soyeuse, qui magnifie les corps et les visages, jusqu’à les rendre surréels. Le décor est celui d’aujourd’hui mais les comportements ne cadrent pas avec notre époque. On est dépaysé, au sens premier du mot : on ne reconnaît pas le territoire que l’on nous donne à voir et qui est pourtant celui que l’on est censé le mieux connaître, le nôtre.
Des durs comme de grands enfants
Ce dépaysement tient d’abord à la proposition radicale des auteurs : dans le futur proche du film, on ne change pas les hommes avec des punitions, mais avec de l’amour. C’est dit sans prétention ni naïveté, mais au second degré, avec la distance installée par la mise en scène. Cette « déviation » politique va agir sur les relations entre les personnages. Face à Jessica, les garçons ressemblent à de grands enfants. Ils la respectent autant qu’elle se montre attentionnée à leur égard, comme dans une famille « idéale ». Il y a Michael (Sebastian Urzendowsky), Lucas (Augustin Raguenet), Kevin (Eddy Suiveng), Dimitri (Jordan Klioua) et les autres. Ils aiment les friandises, font la sieste, s’entraînent comme s’ils partaient au combat. Car l’ennemi guette : les « forces spéciales » sont à leur trousse, en l’occurrence des drones fondent régulièrement sur eux tel un essaim de bourdons vengeurs. La répression qui plane met le groupe à rude épreuve. Jessica va-t-elle gagner son pari ?
La Suédoise Aomi Muyock, une mannequin découverte dans le sulfureux Love (2015) de Gaspar Noé, trouble cette fois-ci par le mystère qu’elle diffuse et maintient autour de son personnage. Jessica semble avoir tout compris de la société sans faire de discours, tout comme elle dirige le groupe sans jamais hausser le ton. En face, les garçons forment un corps collectif dont se détachent seulement quelques individus. On fait ainsi connaissance avec Michael – Sebastian Urzendowsky, qui tenait l’un des rôles principaux dans Un amour de jeunesse (2011) de Mia Hansen-Love – qui va tomber amoureux de Camille (Maya Coline). Mais y a-t-il une vie en dehors du clan ?
Objet hybride avec son scénario de film d’action et son esthétique dépouillée, ce premier long-métrage est une perche tendue à des publics que l’on voit rarement réunis : le film peut séduire des adolescents en quête d’univers inquiétants, mais aussi des cinéphiles et amateurs de nouvelles écritures. A rebours de nombreux récits actuels qui explorent l’avènement de la catastrophe, Jessica Forever cherche au contraire comment l’éviter. Caroline Poggi et Jonathan Vinel s’inscrivent dans le sillage de Bertrand Mandico et Yann Gonzalez, deux auteurs à l’imaginaire débordant et aux univers surréalistes.
Jessica Forever fait enfin écho à un précédent court-métrage de Poggi et Vinel, qui obtint l’Ours d’or à la Berlinale de 2014 : Tant qu’il nous reste des fusils à pompe est l’esquisse d’une communauté qui prend les armes et effectue des rondes face à un ennemi invisible. Le film pousse jusqu’à l’absurde les symptômes de l’époque, la société de surveillance, l’hostilité qui nourrit la violence, etc. Jessica… et Les fusils à pompes posent la même question : ne serait-on pas en train de tourner en rond ?
Film annonce JESSICA FOREVER
Durée : 01:40
Film français de Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Avec Aomi Muyock, Sebastian Urzendowsky, Augustin Raguenet (1 h 37). Sur le Web : www.le-pacte.com/france/prochainement/detail/jessica-forever
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 1er mai)
- Her Job, film français, grec et serbe de Nikos Labôt (à ne pas manquer)
- Jessica Forever, film français de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (à ne pas manquer)
- 68, mon père et les clous, documentaire français de Samuel Bigiaoui (à voir)
- Alice T., film français, roumain et suédois de Radu Muntean (à voir)
- Coming Out, documentaire français de Denis Parrot (à voir)
- Dieu existe, son nom est Petrunya, film belge, croate, français, macédonien et slovène de Teona Strugar Mitevska (à voir)
- Gloria Bell, film américain et chilien de Sebastian Lelio (à voir)
- Nous finirons ensemble, film français de Guillaume Canet (pourquoi pas)
- Tremblements, film français, guatémaltèque et luxembourgeois de Jayro Bustamente (pourquoi pas)
- Cœurs ennemis, film britannique de James Kent (on peut éviter)
A l’affiche également :
- Amir et Mina : les aventures du tapis volant, film d’animation danois de Karsten Kiilerich
- Duelles, film belge et français d’Olivier Masset-Depasse
- Female Pleasure, documentaire allemand, américain, britannique, indien, japonais et suisse de Barbara Miller
- Filles de mai. Voix de femmes, de 1968 au féminisme, documentaire français de Jorge Amat
- Lettre à Inger. Une histoire d’engagement, documentaire français de Maria Lucia Castrillon
- La Peau sur les maux, film français d’Olivier Goujon