« Eden » : cinq récits autour de la crise migratoire en Europe
« Eden » : cinq récits autour de la crise migratoire en Europe
Par Martine Delahaye
Le cinéaste Dominik Moll signe une série sur les migrants, « héros contemporains ».
Définition de l’éden : paradis terrestre, lieu de délices. C’est ce que semble être la petite plage de l’île grecque de Chios, saturée de soleil, où un couple allemand et leur ado, les Hennings, sont en villégiature. Jusqu’à cet éclat d’irréel à deux pas d’eux, sur le même sable fin où ils se prélassent : l’accostage d’un canot pneumatique hérissé de migrants, qui vont vite s’égailler dans la nature. Existe-t-il un éden pour eux ? Comment se le représentent-ils ?
Cette première scène, où deux mondes destinés à ne jamais se côtoyer se font face, rappelle le goût de son réalisateur, Dominik Moll (Harry, un ami qui vous veut du bien, Lemming), pour l’ironie et une inquiétante étrangeté. Mais ce tropisme prend fin avec cette scène d’ouverture, car cette fois-ci, le cinéaste se frotte à un thème d’actualité : celui des migrants.
« Les héros contemporains, ce sont eux, qui bravent tous les dangers pour essayer de venir en Europe, estime-t-il. C’est un sujet très peu traité alors qu’on en parle partout, tout le temps. Sans ignorer que nous ne ferions rien d’exhaustif, j’ai entrevu la possibilité de m’approcher de quelques aspects de la complexité du sujet. »
« Nous y arriverons ! »
Croisant la problématique de la traversée de l’Europe par un mineur sans papiers et celle de l’accueil des migrants sur notre continent, cette minisérie entrelace plusieurs récits, au départ indépendants les uns des autres, qui se dérouleront à Athènes, Mannheim, Paris et Bruxelles au fil de quelques semaines.
A Mannheim en Allemagne, de retour de l’île de Chios, les Hennings, couple de profs ouverts, accueillent chez eux Bassam, un jeune Syrien (il est interprété par Adnan Jafar, qui quitta lui-même la ville syrienne d’Afrin, traversa les Balkans en passant deux ans dans un camp de réfugiés avant d’atteindre Munich où il réside).
Se jouent alors les thèmes de l’intégration et du vivre-ensemble (notamment au travers du fils unique des Hennings, outrageusement réticent à l’intrusion d’un autre jeune homme dans la maisonnée), miroir du « Wir shaffen das ! » (« Nous y arriverons ! ») d’Angela Merkel. Cette trame se révèle au final la moins convaincante de la série.
Eden suit par ailleurs la demande d’asile politique et l’exil à Paris d’un couple syrien alaouite aisé, qu’accompagne un journaliste français en quête de preuves sur les exactions de Bachar Al-Assad. Mais la capitale française ne sera pas le havre de paix qu’ils imaginaient. Certes, leur petite fille sera intégrée dans une école, mais lui, chirurgien, aura emmené avec lui le secret d’un choix terrifiant, auquel il était confronté à Damas.
Dans le même temps, dans la banlieue d’Athènes, deux beaux-frères que la crise économique a contraints de vivre sous le même toit vont être confrontés à une tragédie silencieuse, en tant que gardiens d’un camp de migrants en attente de papiers.
C’est dans ce camp de transit grec qu’arrive Amare (16 ans, très sobrement interprété par Joshua Edoze, Grec d’origine nigériane), l’un des migrants ayant abordé sur l’île de Chios. Amare y retrouve son grand frère, Daniel, à qui l’on signifie bientôt qu’il n’a pas obtenu le statut de réfugié. Double contrainte : devenir un clandestin, ou attendre d’être renvoyé ?
Des intérêts privés
Ce camp où se retrouvent les deux frères s’avère être un lieu très particulier. Tout d’abord parce que Dominik Moll a tourné dans un véritable camp de migrants, celui de Skaramagas aux abords d’Athènes. Un « camp installé », un « sas de longue durée », où les réfugiés sont envoyés une fois leur identification enregistrée et leur procédure d’asile lancée.
Par ailleurs, le camp d’Eden, que dirige Hélène (Sylvie Testud), se veut un modèle de partenariat public-privé, comme il en existe réellement à la frontière turco-syrienne, où, à la suite du pacte migratoire que les Européens ont passé avec Ankara, le gouvernement turc délègue la gestion de certains à des intérêts privés, nous a certifié Arte. Des fonds européens, une gestion privée et efficace, voilà ce que prône la très pragmatique Hélène. « Quand j’ai découvert le script et le personnage, j’ai vraiment eu du mal à croire que ça existait ! », notait Sylvie Testud sur le tournage.
Dans les huis clos de la Commission européenne, à Bruxelles, l’énorme marché de la gestion des flux migratoires et des missions afférentes pourrait bien être confié à des compagnies privées (démarches administratives, habitat, sécurité, emploi, enseignement, etc.), si l’on devait suivre ce que préconise la très pragmatique directrice du camp où échoit Amare.
On ne divulguera rien en ajoutant que l’on suivra l’errance de ce jeune Amare, personnage que l’on aurait aimé mieux connaître encore, jusqu’au seuil du Royaume-Uni, pays où joue son idole, le plus grand footballeur à ses yeux. « Nous ne voulions pas montrer son parcours de l’Afrique vers l’Europe, mais bien au sein de l’Europe : ce que veut dire en traverser les frontières, comment ça se passe », conclut Dominik Moll.
« Eden », série réalisée par Dominik Moll (France/Allemagne, 2018, 6 x 45 min). Diffusée les 2 et 9 mai, en ligne jusqu’au 2 juin sur Arte.tv. www.arte.tv/fr/videos/070738-001-A/eden-1-6