Zimbabwe : quand des mamies remplacent le psy
Zimbabwe : quand des mamies remplacent le psy
Par Elsa Dorey et Klervi Le Cozic (Harare, Ngomahuru, Zimbabwe)
« CARNET DE SANTÉ ». Face au manque de personnel qualifié, les grands-mères des « bancs de l’amitié » proposent une écoute et des conseils gratuits aux patients souffrant de dépression.
En shona, il n’existe pas de mot pour nommer la dépression. Alors, pour en parler, « on dit “kufungisisa”, qui signifie “penser trop” », indique Esilida, 73 ans, en attendant son prochain patient sur un banc en bois dans la clinique de Glen Norah, une banlieue pauvre de Harare, la capitale du Zimbabwe. « Je leur explique comment faire pour prendre soin d’eux », déclare-t-elle d’une voix rocailleuse et essoufflée, en scrutant les allées et venues des visiteurs.
Sur son banc s’étalent toutes sortes de maux : la violence conjugale, le manque d’argent, la peur d’être rejetée à cause du sida, le chômage… « Si mon patient a plusieurs problèmes, nous les abordons ensemble, un par un, jusqu’à ce qu’on les résolve tous. » Esilida fait partie des premières grands-mères de son quartier à s’être investies dans le programme des Friendship Benches, littéralement « les bancs de l’amitié ». Ces vieilles dames, présentes dans la plupart des cliniques de Harare, proposent une écoute et des conseils gratuits, dans un pays qui ne compte que quatorze psychiatres.
Dixon Chibanda est l’un d’entre eux. Il est à l’origine du projet mis en place dans la plupart des banlieues de la capitale depuis 2006. A cette époque, les rares psychiatres du Zimbabwe ont quitté le pays, en pleine crise économique. Encore étudiant en master de santé publique, Dixon Chibanda relève un niveau élevé de troubles mentaux communs, comme la dépression et l’anxiété, dans les quartiers populaires. Il décide d’agir et obtient le soutien du département de santé de Harare. Appui symbolique puisque ni financement, ni médecin, ni infirmière, ni bâtiment ne lui sont accordés. « On m’a proposé de travailler avec quatorze grands-mères bénévoles, déjà conseillères en santé dans le quartier de Mbare. Si j’ai construit le projet ainsi, ce n’est pas pour faire joli. C’est par nécessité. »
Vigies de la santé mentale
Ce matin, c’est le troisième rendez-vous de Jane avec Esilida. Elle a découvert les Friendship Benches en allant chercher son traitement contre le sida à la clinique. Après le décès de son mari, elle s’est retrouvée sans le sou et Esilida lui a proposé de s’asseoir. « J’ai pleuré encore et encore. La conseillère m’a dit : “Tu vas mourir, moi aussi je vais mourir. Tu dois penser à tes enfants, prendre tes médicaments chaque jour et manger la nourriture qu’il faut.” »
Si les mots sont parfois un peu directs, les grands-mères savent ce qu’elles font. Habitantes du quartier, elles connaissent, pour les partager, les conditions de vie des patients des Friendship Benches. Véritables vigies de la santé mentale, ces travailleuses sociales aident à chasser la dépression avant qu’elle ne s’installe et signalent les cas de maladies mentales sévères.
En 2016, plus de 85 000 personnes se sont assises sur un banc de l’amitié. Cette approche, plus médico-sociale que psychiatrique, se résume en trois concepts. « “Kusimudzira”, pour relever votre esprit, “kusimbisa”, pour renforcer votre esprit, et “kusimbisisa”, pour renforcer encore plus », énumère Esilida en désignant les mots inscrits sur le pagne de tissu jaune qu’elle resserre autour de sa taille.
Chaque mercredi, les anciens patients des Friendship Benches se retrouvent autour d’un cercle de parole qui mêle soutien moral et coup de pouce financier. Sur fond de chansons et de témoignages qui s’enchaînent, les participants apprennent à crocheter des sacs pour les vendre. « Ici, on occupe les mains plutôt que l’esprit », sourit Esilida. L’argent récolté permettra d’acheter des produits en gros au marché, pour les revendre à l’unité au bord de la route, comme le fait Jane pour envoyer son fils au collège.
Engrenage médicamenteux
Peu à peu, le projet s’est répandu dans tout le pays, jusque dans les zones rurales, où il a réveillé le sujet de la santé mentale. A Ngomahuru, le deuxième plus grand hôpital psychiatrique du Zimbabwe ne compte aucun psychiatre. Les locaux de cette ancienne léproserie ne sont pas adaptés à l’accueil de patients souffrant de troubles mentaux. « On est obligé d’improviser », déplore Parirenyatwa Maramba, le directeur de l’hôpital, en désignant la cellule d’isolement, une pièce vide fermée de barreaux : « Les murs sont censés être capitonnés, le mobilier fixé au sol ou au mur, la pièce doit être près du bureau des infirmiers… Là, c’est tout l’inverse. » Il y a quelques jours, un patient dépressif s’est suicidé.
Le docteur Maramba a vu le projet des Friendship Benches comme une occasion de palier les manques de ce lieu où il ne peut accueillir « que 180 patients au lieu de 300, faute de personnel ». « Nous ne sommes que 16 sur 53 à avoir été initiés à la psychiatrie, mais aucun d’entre nous n’est psychiatre, psychologue ou ergothérapeute », regrette le médecin, qui rêve de détecter et soigner les troubles mentaux avant qu’ils ne s’aggravent.
Pour optimiser les compétences, l’équipe soignante a gardé l’essentiel du projet de Dixon Chibanda : le soin et la veille par les pairs. Tablant sur l’effet domino, le psychiatre a formé les soignants à la détection de troubles mentaux, pour qu’à leur tour ils transmettent leur nouveau savoir-faire à une vingtaine d’infirmiers non spécialisés, basés dans des dispensaires de brousse. L’idée étant de rompre l’engrenage médicamenteux qui veut qu’en brousse, « on administre des cachets contre le mal de tête ou pour dormir sans chercher à comprendre l’origine de ces troubles », explique l’infirmière en chef de l’hôpital : « Détectés plus tôt, certains patients n’auraient pas eu à être hospitalisés ici. »
Abigale Chiyanga est conseillère au sein du programme « Friendship Benches » à Budidiro, en banlieue de Harare. / Eugénie Baccot
Une fois formés, pour se rapprocher encore des habitants, les infirmiers ruraux passeront le relais aux travailleurs communautaires répartis dans chaque village. Cette chaîne inclut les enseignants, qui « font face à des adolescents dont les suicides augmentent », pointe encore le docteur Maramba : « Les jeunes ont tellement de défis, à l’école, à la maison, avec les grossesses non désirées, les relations brisées… C’est un groupe d’âge très fragile, qui nécessite l’intervention des Friendship Benches. »
A Ngomahuru, le projet des bancs de l’amitié s’étend et se transforme peu à peu. Bientôt, des bancs en bois, une salle d’écolier, les marches d’un dispensaire ou l’ombre d’un manguier deviendront des lieux d’écoute. L’idée reste la même. « Ils fournissent un espace pour les malades, explique Dixon Chibanda. Parler à quelqu’un qui vous écoute, qui fait preuve d’empathie, c’est très puissant. Tout le monde en a besoin. »
Ce reportage a été réalisé avec l’aide du Centre européen du journalisme (EJC) via son programme de bourse dédié à la santé mondiale.
Sommaire de notre série « Carnet de santé »
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