Le torchon brûle entre Kampala et Kigali
Le torchon brûle entre Kampala et Kigali
Le Monde.fr avec AFP
Accusations d’espionnage, menaces, fermeture de frontière : retour sur plusieurs mois de dégradation des relations entre Paul Kagame et Yoweri Museveni.
Paul Kagame et Yoweri Museveni lors d’une entrevue des deux chefs d’Etat à Entebbe, en Ouganda, le 25 mars 2018. / MICHELE SIBILONI/AFP
Les gens vivant de part et d’autre de la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda, à Katuna, n’avaient jamais trop prêté attention à cette ligne de démarcation : les enfants la traversaient pour se rendre à l’école, les adultes pour aller travailler et le commerce prospérait.
Cette harmonie a volé en éclats en février quand le Rwanda a soudainement décidé de fermer sa frontière. Chauffeurs routiers et commerçants ont déserté les lieux, pendant que les soldats des deux pays s’y déployaient.
Ce blocus résulte de la dégradation des relations entre les chefs d’Etat rwandais, Paul Kagame, et ougandais, Yoweri Museveni, d’anciens alliés dans les années 1980 et 1990, quand ils s’étaient mutuellement aidés à accéder au pouvoir.
La méfiance réciproque entre les deux présidents a éclaté au grand jour ces derniers mois. Chacun a proféré à l’encontre de son rival les mêmes accusations d’espionnage, d’assassinats politiques et d’ingérence dans les affaires intérieures de son pays.
« Nous mettrons le bazar »
Cette animosité pourrait avoir de sérieuses conséquences dans une région des Grands Lacs historiquement très instable, où leurs voisins risquent d’être eux aussi entraînés dans la bagarre.
La tension est encore montée d’un cran en mars quand le Rwanda a publiquement accusé l’Ouganda d’enlever certains de ses citoyens et de soutenir des groupes rebelles déterminés à renverser son gouvernement. Yoweri Museveni, qui a admis avoir rencontré des rebelles rwandais sans pour autant leur avoir apporté son soutien, argue que les citoyens rwandais arrêtés sont en fait des espions. « Ce qui est mauvais, c’est que des agents rwandais essaient de mener des opérations dans le dos du gouvernement ougandais », a-t-il écrit à Paul Kagame en mars.
Le mois d’après, celui-ci s’est fait menaçant dans son discours prononcé à l’occasion du 25e anniversaire du génocide de 1994 : « A ceux ici ou en dehors qui pensent que notre pays n’a pas vu assez de désordres et veulent mettre le bazar chez nous (...), je veux leur dire que nous mettrons le bazar chez eux encore bien plus. »
Pour l’instant, cette joute est restée verbale et aucun dérapage n’a été recensé sur le terrain. Mais les effets de l’interruption du commerce transfrontalier commencent à se faire sentir. Le prix des denrées alimentaires a beaucoup augmenté au Rwanda, qui dépend de son voisin, bien plus vaste, pour ses importations. L’Ouganda a perdu son accès au Burundi ou au sud de la République démocratique du Congo (RDC), des pays où il exportait.
Pour les communautés éparpillées le long de la frontière, la dispute entre les deux dirigeants se révèle catastrophique. « J’ai vécu et travaillé ici pendant l’essentiel de ma vie (...) Le commerce n’a jamais aussi mal marché », explique Philemon Mugasha, un douanier qui regarde avec dépit les rues aujourd’hui désertées de Katuna. Tout aussi désespérés, les Rwandais prennent parfois de grands risques pour traverser. « S’ils nous voient, ils [les militaires] nous arrêtent et nous battent pour ne pas avoir respecté leurs ordres (...) C’est dangereux », confie un Rwandais entré illégalement en Ouganda pour trouver du travail.
Relations délétères
Pendant des années, les armées commandées par Kagame et Museveni se sont battues côte à côte, portant leur chef vers le sommet de l’Etat, puis provoquant en 1997 la chute du dictateur congolais Mobutu Sese Seko.
Peu après la prise de pouvoir de Museveni en 1986, Paul Kagame occupera un poste de premier plan au sein des services de renseignement militaire de l’armée ougandaise. Il bénéficiera ensuite du soutien de Museveni pour sa conquête du pouvoir en 1994.
Mais, avant même le tournant du siècle, les relations entre les deux hommes se sont nettement dégradées. Le ressentiment a débouché sur de violents combats en août 1999 et juin 2000 à Kisangani, dans le nord de la RDC, qui avaient fait plusieurs centaines de morts, pour la plupart des civils.
Depuis lors, une méfiance persistante caractérise les relations entre les deux pays, dont les liens diplomatiques n’ont toutefois jamais été rompus.
Dans son récent discours, M. Kagame faisait clairement référence à plusieurs groupes rebelles qui ont récemment émergé dans la région et dont la présence a conduit Kigali à renforcer sa sécurité dans le sud-ouest, à la frontière avec la RDC et avec le Burundi, un autre pays avec lequel Kigali entretient des relations délétères.
Ainsi, le Front de libération nationale (FLN) a revendiqué plusieurs attaques dans le parc national rwandais de Nyungwe, prisé des touristes. Le FLN est affilié aux Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), basées en RDC. Plusieurs pays occidentaux ont mis en garde leurs ressortissants contre tout voyage dans la région de Nyungwe.
« L’herbe souffre »
Fin décembre 2018, l’ONU a aussi prévenu que l’ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise, Faustin Kayumba Nyamwasa, qui vit en exil en Afrique du Sud, pourrait chercher avec son parti, le Congrès national rwandais (RNC), à fomenter une rébellion. Paul Kagame voit la main de Yoweri Museveni dans toutes ces tentatives de déstabilisation.
« C’est une lutte entre eux pour déterminer qui est le faiseur de roi de la région », estime Christopher Kayumba, un analyste politique rwandais.
Les experts n’imaginent pas Kigali et Kampala se diriger vers un affrontement ouvert. Mais la situation n’en fait pas moins une victime : la population. « Ils disent que quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre. Et nous souffrons », déplore Philemon, le douanier de Katuna.