Musique : Bilal Hassani et Mahmood portés par l’Eurovision
Musique : Bilal Hassani et Mahmood portés par l’Eurovision
Par Aureliano Tonet (Milan (envoyé spécial)
Les candidats de la France et de l’Italie à la 64e édition du concours, dont la finale a lieu samedi 18 mai, ont noué une solide amitié.
De quoi souffre l’Europe ? D’une carence d’incarnation. Plus précisément : de n’être perçue que comme une idée, dénuée d’affects. En un mot, d’insensibilité. Bien sûr, il lui arrive de faire corps. Le temps d’un vote, d’un loto ou d’un match, les Européens jouissent ou rugissent, synchrones ; sur des scènes de spectacle ou des bancs de fac, certains s’éprennent les uns des autres. Ebats d’aubaine, cependant, aussi rares qu’aléatoires.
Formulons une hypothèse : et si l’Europe ne vibrait jamais mieux qu’au mois de mai, au moment de l’Eurovision ? Quelque 180 millions de téléspectateurs en moyenne, pour 41 pays participants : là, le projet continental prend chair, dans tous ses tiraillements. Comme l’Union européenne (UE), le télé-crochet produit de la norme et de la transgression. Comme l’UE, il est ballotté d’alliances en rivalités géographiques. Sauf qu’ici, plus qu’à Bruxelles ou Strasbourg, ces écartèlements se donnent à voir et à entendre.
Prenez la 64e édition du concours, dont la finale se tiendra le 18 mai à Tel-Aviv, en Israël. Cette fois encore, elle se pliera aux formats rois. Majoritairement anglophones, les chansons programmées déclinent peu ou prou le même boum-boum – celui que déversent tous les night-clubs du continent, de Kaunas (Lituanie) à Carcassonne. Quant au règlement, ne nous attardons pas sur ses subtilités : la pondération des « télévotes » et des choix du jury ferait passer les directives de la Commission pour de simples comptines.
A cette standardisation devrait répondre une cascade de déviances. C’est que l’Eurovision ne joue pas qu’en mono : au fil des ans, elle s’est tout aussi sûrement imposée comme la kermesse des « diversités ». En témoigne l’amitié qui lie les représentants français et italien, Bilal Hassani et Mahmood, 19 et 26 ans. Pendant que les corps diplomatiques des deux pays se flanquaient des beignes, sur fond de bisbilles Macron-Salvini, les chanteurs se serraient les coudes. Leur camaraderie s’est nouée le soir de la victoire de l’Italien au Festival de Sanremo, le 9 février, dont l’usage veut qu’il désigne le candidat transalpin à l’Eurovision. « Bilal m’a remercié pour ma prestation, ça m’a touché », confie le Milanais. « Avant Mahmood, je n’étais pas le plus grand fan de la pop italienne, convient le Parisien. Il m’a bouleversé. Grâce à lui, mes playlists s’italianisent chaque jour ! »
Chorés olé olé
Dans les coulisses du Centre des congrès de Tel-Aviv, où ils peaufinent leur performance – ils sont parmi les rares à chanter dans leur langue maternelle –, les deux amis font loges communes. Histoire en miroir que la leur. Naissance à Paname côté Bilal, fils d’informaticiens bordelais d’origine marocaine. « Je suis né musique !, dit celui qui l’a étudiée au Conservatoire, puis dans une école spécialisée. Dès tout petit, je me donnais en spectacle dans le salon, sur les chansons qu’écoutaient mes parents, Bowie, Jagger, Mercury… »
Enfance à Gratosoglio, un quartier déshérité de Milan, côté Mahmood. La « mamma », d’origine sarde, tient un bar ; le père, égyptien, se fait fissa la malle. « Je n’ai presque pas de nouvelles de lui », confesse le jeune homme, dont le tube Soldi, qu’il chantera à Tel-Aviv, remue cette faille familiale. Il se souvient des musiques que jouait sa mère, derrière le zinc : une pop tip-top, comme la Botte en produit des flopées – Paolo Conte, Lucio Battisti, Lucio Dalla. Très vite, le pli est pris : « J’ai voulu suivre leur voie. »
Mahmood - Soldi (Prod. Dardust & Charlie Charles)
Durée : 03:21
Fin janvier, lorsque Bilal remporte « Destination Eurovision », l’émission qui détermine le représentant tricolore, des Internautes s’indignent de ses « différences » : perruques peroxydées, chorés olé olé, homosexualité affichée. De vieux Tweet de 2014, aux accents antisémites, sont exhumés : leur auteur est un ancien copain, qui disposait de ses mots de passe, jure-t-il. Il lui est aussi reproché d’avoir repris, en 2018, une chanson devenue virale au lendemain de la victoire à la Coupe du monde : « La France a vraiment souffert, attentats par-ci, attentats par-là ! », improvisait un supporteur des Bleus, euphorique, en pleine rue. Bilal n’entend pas se laisser atteindre par les haters : il tient son portable à distance et profite de sa « routine » à Tel-Aviv – plage, répètes et bons petits plats. « L’ambiance est festive, j’adore ! », s’exclame-t-il, tout en assurant ne pas comprendre les appels au boycottage, lancés par des pro-Palestiniens.
Le triomphe de Mahmood à Sanremo a été retransmis sur une chaîne publique, la RAI, que le pouvoir populiste s’échine à mettre au pas. Dans des Tweet pleins de sous-entendus, les deux vice-premiers ministres, Matteo Salvini et Luigi Di Maio, ont exprimé leur déception devant sa victoire. Une partie de la presse s’est crue autorisée à dévoiler ses orientations sexuelles. D’autres journalistes, à peine mieux intentionnés, l’ont surnommé le « Pharaon » ; en Italie, le terme se retrouve accolé à tout individu entretenant un quelconque rapport avec l’Egypte – les footballeurs Mohamed Salah et Stephan El Shaarawy y ont eu droit avant lui. « Même pas mal », martèle Mahmood.
Bilal Hassani - Roi (Official Music Video)
Durée : 03:02
Pokémon et Néfertiti
Alessandro Mahmoud, son vrai nom, se dit « apolitique et 100 % italien ». S’il a accepté l’invitation du maire de Milan, Giuseppe Sala (centre gauche), à discourir avec un panel de jeunes, le 15 mars, c’est pour « montrer aux nouvelles générations, les plus touchées par la crise, qu’on peut s’en sortir de manière vertueuse : il suffit d’être passionné ».
Sous le postiche, Bilal est un garçon de son temps, fan de Beyoncé, youtubeur hâbleur et performeur besogneux. En interview, il s’avère presque aussi sirupeux que sur le refrain qu’il interprétera à Tel-Aviv, Roi : « Représenter la France, c’est le rêve de ma vie, je bosse à fond, lâche-t-il. J’ai découvert l’Eurovision à 9 ans, avec ma maman, ça m’a ému aux larmes. On y a vu des mémés russes qui font du pain, une drag-queen autrichienne, des démons finlandais… La folie devient acceptable, presque normale ! »
Derrière sa boucle d’oreille, Mahmood colle, de même, aux modes de l’époque. Il raffole de japoneries en général, et de Pokémon en particulier. Révère les troubadours les plus troubles des musiques urbaines, de Frank Ocean à Stromae. S’est tatoué le buste de Néfertiti sur le bras. Fait rimer le Nil aux Navigli, ces canaux qui zèbrent son quartier de Milan. On y a musardé, pour voir : « Alessandro était très sérieux, à la fois plus timide et plus extraverti que ses camarades, se souvient la papetière chez qui il allait se fournir, enfant. C’était l’antithèse des mauvais garçons qui traînent dans le coin. »
Numéro un en Italie, son premier album, Gioventù bruciata (« jeunesse brûlée »), tient ces promesses avec ardeur : « Dans ses aigus, dans sa manière d’ouvrir les voyelles, je retrouve une âpreté enfantine et animale, typiquement méditerranéenne, dit de lui l’un des musiciens italiens actuels les plus estimés, Iosonouncane, sarde lui aussi. Son écriture est le résultat d’une infinité d’expériences. Il les emmène vers des horizons qui le dépassent, loin de tous ceux qui cherchent à l’enfermer dans une case. » En italien, écouter se dit sentire. Bilal a l’ouïe fine : comme il nous y invite, il suffit d’écouter Mahmood pour se sentir un peu plus européen.