Human Rights Watch dénonce des « crimes de guerre » dans le Sinaï égyptien
Human Rights Watch dénonce des « crimes de guerre » dans le Sinaï égyptien
Par Hélène Sallon
L’ONG fait état d’actes de torture et d’exécutions extrajudiciaires de la part de l’armée égyptienne, des milices locales et des djihadistes affiliés à l’EI.
Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, lors de l’inauguration d’un centre de commandement militaire antiterroriste dans le Sinaï, en février 2018. / AP
Engagés depuis l’été 2013 dans une confrontation meurtrière dans le nord de la péninsule du Sinaï, l’armée égyptienne et les djihadistes affiliés à l’organisation Etat islamique (EI) se sont rendus coupables de graves exactions contre la population, dénonce l’organisation Human Rights Watch (HRW) dans un rapport publié mardi 28 mai. Arrestations arbitraires et disparitions forcées, actes de torture et exécutions extrajudiciaires, peines collectives et expulsions forcées : HRW estime que certaines de ces exactions « constituent des crimes de guerre et leur caractère généralisé et systématique pourrait aussi être constitutif de crimes contre l’humanité ». Elle appelle à l’ouverture d’une commission d’enquête indépendante et à la suspension de l’assistance militaire aux forces de sécurité égyptiennes.
Fruit de deux ans d’enquête, ce rapport se base sur des dizaines de témoignages d’habitants du Sinaï, d’autant plus précieux qu’ils sont rares dans ce conflit qui se joue à huis clos depuis octobre 2014, et l’imposition d’un couvre-feu sur ce territoire, interdit d’accès aux journalistes et aux organisations de défense des droits de l’homme. L’armée égyptienne n’a jamais reconnu l’existence de victimes civiles dans le Nord-Sinaï, mais des médias indépendants estiment que des centaines de civils au moins ont été tués et blessés par les deux camps depuis juillet 2013, des milliers d’autres arrêtés et des centaines disparus.
Exécutions extrajudiciaires de détenus
Les habitants interrogés par HRW affirment que les campagnes d’arrestations arbitraires menées par les forces de sécurité égyptiennes sont régulières, notamment dans les zones où les djihadistes sont les plus actifs, dans le triangle situé entre Rafah, Cheikh Zouweid et Al-Arich. Emmenés pour un simple interrogatoire, la plupart des individus arrêtés ont été détenus pendant de longues périodes, parfois même des années, note HRW. Dans son rapport, l’organisation a documenté 50 cas d’arrestations arbitraires, dont 39 probables disparitions forcées, et ce depuis plus de trois ans pour 14 d’entre elles.
Human Rights Watch a également documenté 14 cas d’exécutions extrajudiciaires de détenus dans le Nord-Sinaï. Deux frères arrêtés à leur domicile à Al-Arich, en février 2015, et détenus au Bataillon 101, la plus grande base militaire de la province, ont été retrouvés mort dans une bourgade deux jours plus tard, tués par balles, rapporte HRW. L’organisation a par ailleurs documenté trois cas d’homicide à caractère illégal à des postes de contrôle militaire. Selon des témoins, les militaires aux postes de contrôle tirent parfois sur des civils et des véhicules qui ne représentent pas de menace apparente pour la sécurité.
Décharges électriques
Dix détenus ou proches de détenus ont témoigné avoir été victimes d’agressions physiques en prison, notamment de coups et de décharges électriques. Ils disent avoir été détenus dans des cellules surpeuplées sans accès adéquat à la nourriture, aux vêtements, à l’eau ou aux soins, avec parfois des jeunes de 12 ans. Rares sont ceux à avoir été inculpés ou présentés devant un procureur pendant leur emprisonnement. Certains ont dit avoir été témoins de la mort de trois détenus en détention du fait des mauvais traitements et du manque de soins.
Des militaires égyptiens patrouillent à Rafah, dans les ruines des maisons détruites par l’armée, en novembre 2014. La photo est prise depuis la partie palestinienne de Rafah, dans la bande de Gaza. / Adel Hana / AP
Le rapport mentionne par ailleurs plusieurs incidents où l’armée a fait usage d’armes terrestres et aériennes qui ont pu faire des victimes civiles, et endommager ou détruire des habitations et infrastructures civiles. Selon les habitants interrogés, il n’y avait ni objectif militaire ni affrontements à proximité. Dans de précédents rapports, HRW avait établi que l’armée égyptienne s’était rendue coupable de destructions massives et illégales d’habitations et de l’expulsion forcée de dizaines de milliers d’habitants.
« Règlements de comptes »
Human Rights Watch s’alarme également du rôle de milices locales dans des exactions. Dans une vidéo que l’organisation a pu authentifier, diffusée en avril 2017 par une chaîne satellite turque opposée au gouvernement égyptien, un milicien interroge puis exécute deux jeunes détenus dans un champ vide. Recrutées à des fins de collecte du renseignement et d’action policière, armées et placées sous le commandement de l’armée, hors de tout cadre légal, ces milices locales font « souvent usage du pouvoir qui leur était conféré pour régler des comptes personnels », note HRW.
Les combattants affiliés à l’organisation Etat islamique, sous le nom de Province du Sinaï, ont également commis de graves exactions, poursuit Human Rights Watch. L’organisation estime qu’ils ont enlevé, torturé et assassiné plusieurs centaines d’habitants du Sinaï. Ils ont décapité ou abattu ceux qui étaient en désaccord avec leurs opinions religieuses ou ceux considérés comme des informateurs. « Ils ont exécuté un nombre important de membres des forces de sécurité du gouvernement qu’ils détenaient en captivité, un acte qui relève des crimes de guerre », pointe HRW. Les attaques aveugles menées par Province du Sinaï ont tué des centaines de civils et entraîné le déplacement forcé des habitants de la région, notamment des familles chrétiennes.